«
Cependant, ce fut certainement le contact avec le sindarin et l’élargissement de leur expérience des changements linguistiques (en particulier les changements bien plus rapides et moins contrôlés observables en Terre du Milieu) qui stimulèrent les études des maîtres du savoir linguistique et ce fut en Beleriand que les théories concernant l’eldarin primitif et les interrelations de ses descendants connues furent développées. En cela Fëanor eut peu de part, sauf dans la mesure où ses propres travaux et théories antérieurs à l’Exil avaient établis les fondations sur lesquelles bâtirent ses successeurs. Il périt lui-même trop tôt dans la guerre contre Morgoth, principalement à cause de sa témérité, pour faire plus que noter les différences entre les dialectes du sindarin septentrional (le seul qu’il eut le temps d’apprendre) et occidental. »
1)
es premiers Elfes que rencontrèrent les Noldor de retour en Terre du Milieu étaient les Mithrim2), qui « habitaient les régions autour du grand lac qui porta ultérieurement leur nom. »3), et Fëanor s’aperçut aussitôt qu’ils parlaient un dialecte différent de leurs cousins des Havres4) Mithrim était un sobriquet que leur avaient donné les Teleri vivant dans la partie méridionale du Beleriand, « à cause du climat froid et du ciel gris, et des brumes du Nord ».5). C’est également à cause des manteaux de couleur grise portés par ces Elfes que les Noldor surnommèrent Sindar ou Elfes-gris les Teleri de Beleriand. Les Mithrim étaient en majorité d’origine telerine, bien qu’ait perduré chez eux la tradition selon laquelle certains d’entre eux étaient en fait des Noldor qui ne s’étaient pas embarqués pour Valinor, s’étant aventurés trop loin des côtes ou ayant décidé de rester auprès des Teleri6). Ce mithrimin ou sindarin septentrional (car Mithrim était le centre de gravité des Elfes vivant au nord du Beleriand, ceux-ci ne s’étant jamais établis très loin des côtes avant la venue de Morgoth) s’était très tôt différencié de la langue de leurs cousins au sud des Eredwethrin et du Gorgoroth. Les Mithrim étaient en effet restés à l’écart des échanges qui animaient le Beleriand méridional avant l’établissement de l’Anneau de Melian, s’aventurant rarement au loin et passant exceptionnellement les Eredwethrin. Si leur langue était bien de type sindarin, elle en avait divergé au point d’être presque devenue une langue séparée à l’époque des guerres, qui accentuèrent ce phénomène7).
Lorsqu’ils s’établirent en Beleriand, les chefs des Noldor adoptèrent chacun le dialecte sindarin de la région où ils s’établirent. Avant de partir en Beleriand oriental, les Fils de Fëanor demeurèrent un temps près du lac Mithrim et adoptèrent donc le dialecte local, appelé mithrimin ou lóminórin8). Les gens de Turgon et Fingon auraient aussi adopté le sindarin septentrional (comme en témoigne par exemple le nom Gondolin et celui de Hithlum), ils finirent par adopter le « sindarin commun » de la période des guerres, fondé sur le sindarin occidental, que parlaient également les suivants de Finrod9). Au demeurant, le quenya exilique resta une langue quotidienne dans la maison de Turgon et parmi son peuple :
« Le vieux dialecte du Nord disparut pratiquement à l’exception de toponymes comme
Dorlomin,
Hithlum etc. sauf pour quelques [?clans] dispersés et dissimulés de l’ancien [?groupe] septentrional et hormis dans la mesure où il fut adopté par les Feanoriens, qui étaient partis vers l’Est. De sorte qu’au temps des guerres le sindarin était [?en fait] [?divisé] entre le sindarin occidental [?compr(enant)] tous les Noldor de Finrod et Fingon ; [?l’]Est [?seulement] préservé par [?maison] de Feanor ; [ ?et] central ou Doriath. »
10)
Quand les Edain arrivèrent au Beleriand et apprirent la langue de leurs alliés11) les gens de Bëor adoptèrent le dialecte mithrimin, qui était parlé à Dorthonion. Si étroite était leur relation avec les suivants d’Angrod et Aegnor qu’ils donnèrent désormais à leurs enfants des noms dans cette langue12). Selon de nombreux textes, ils auraient même abandonné leur parler ancestral en faveur du sindarin parlé par leurs alliés13). Malgré les divergences qui pouvaient exister entre le mithrimin et les dialectes sindarins méridionaux, le sindarin septentrional restait toutefois intelligible en Doriath à l’époque de Beren. Il n’avait cependant pas bonne presse auprès de Thingol, comme Beren lui-même put le constater14). Non seulement les Mithrim, étaient-ils accusés de fournir des espions à Morgoth, mais ce dialecte du sindarin avait été adopté par les Fëanoriens, qui étaient particulièrement haïs en Doriath15).
e mithrimin périclita après la chute de Hithlum. Bien que certains d’entres eux choisirent de rester sur place et de dissimuler aux yeux de l’ennemi, la plupart des Sindar vivant près du lac Mithrim furent contraints de fuir vers le Sud et vinrent à se mélanger aux autres réfugiés de Beleriand16). Le mithrimin était l’une des langues qu’on pouvait entendre dans les « havres de refuge » non loin du Sirion17), mais il semble que la plupart des Mithrim adoptèrent le sindarin classique qui y était le parler dominant, y incorporant au passage quelques formes tirées de leur langue maternelle :
« Dans le Nord, les Sindar étaient exposés à l’hostilité de Morgoth et furent pour la plupart asservis ou chassés vers le sud ; mais jusqu’à la destruction du Beleriand se trouvaient des elfes sindarins, dans de petites places fortes ou abris en Mithrim, Hithlum et Dorlómin, qui préservaient leur parler septentrional, lequel était presque devenu une langue séparée. Aucun récit continu n’a survécu dans cette langue, mais de nombreuses caractéristiques de celle-ci peuvent se voir dans les toponymes et noms propres, et certains de ces mots et tournures furent adoptées dans le “parler mixte”, un sindarin commun qui s’établit parmi les survivants qui se maintinrent aux bouches du Sirion. »
18)
Du point de vue phonologique, le mithrimin conservait plusieurs caractéristiques du vieux sindarin, parfois héritées tout droit de l’eldarin commun : « préservation de p, t, k après les nasales et l. m intervocalique inchangé. Pas de u et o et i / e demeuraient distincts — pas de mutation en a de i. S non lénifié en position initiale. h (préservé) médialement. tt, pp, kk > t, p, k médialement. χ, þ, f uniquement dérivés de kh, th, ph et ks, ts, ps. »19) On peut ainsi comparer les formes produites en sindarin occidental et septentrional en PE 17, p. 132-133 :
[eld. com.] lāmina | [sind.] occ. lǭ́m̃en > loven » |
[sind.] sept. lǭmin > lomin |
[q. pr.] χīþilọ̄mē > [q.] nold. hīsilōmi | sind. occ. hithlũṽ > Hithlũ |
sind. sept. hīthlūm > Hithlum |
[q. pr.] dankĭnā « tué » | [sind.] occ. daƞχen > danghen > dangen |
[sind] sept. dancen. dachen |
[q.] Ondólindë | sind. [occ.] Gonnólen. Gonðolen, Gondolen |
[sind.] sept. Góndolind |
Après la disparition de l’ilkorin lors du grand bouleversement conceptuel des langues elfiques qu’opéra Tolkien, celui-ci fit du mithrimin une variante du sindarin et décida qu’il était initialement beaucoup moins répandu que la variante méridionale. Cela expliquait pourquoi le mithrimin ne devint pas dominant lorsque tous les survivants de Beleriand finirent par se mélanger dans leurs refuges près de l’embouchure du Sirion. Toutefois, Tolkien envisageait alors que ce dialecte posséde une étendue géographique plus importante que dans sa conception finale, se subdivisant lui-même en un groupe du Nord-Ouest et un du Nord-est20). L’importance de la divergence entre les deux variétés de sindarin fut plusieurs fois remise en question, certains points de détails de la phonologie du mithrimin étant revus plusieurs fois21). À l’époque où Tolkien s’attacha à réviser le Seigneur des Anneaux en vue de la deuxième édition, il écrivit ainsi :
« […] cette langue fut plus tard appelée le sindarin, quoique ce titre ne s’applique au sens propre qu’à [la] langue des Elfes qui demeuraient au Sud des Ered Wethrin et Dorthonion en Doriath, et dans les terres entre le Sirion et la Mer. […] Le dialecte des Elfes au Nord des Ered Wethrin notablement en Hithlum et Mithrim et dans la Grande Plaine (ultérieurement Dor nu Fauglith) était en réalité une langue différente mais clairement apparentée. » 22)
Cette différenciation fut réduite au cours du temps, Tolkien allant jusqu’à dire dans « Quendi & Eldar » (c. 1960) que « La langue de Mithrim était aussi un dialecte marqué, mais aucun des dialectes du sindarin ne s’écartait suffisamment pour prévenir la compréhension. Leurs divergences n’étaient pas plus grandes que celle qui était apparue entre le quenya tel que le parlaient les Vanyar et les Noldor du temps de l’Exil. »23)
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olkien semble avoir toujours considéré que le dialecte septentrional de Beleriand différait de celui des autres régions. Deux éléments furent aussi établis très tôt : ce dialecte s’éteignit avant la fin des guerres contre Morgoth et l’une de ses caractéristiques phonologiques principales était la conservation du m intervocalique, qui constituait un archaïsme24). Néanmoins, Tolkien paraît avoir hésité sur de nombreux autres points avant d’aboutir à sa conception finale, postérieure à décembre 1962. À l’époque du « Lhammas », ces différences dialectales furent d’abord supposées être apparues chez les Noldor au cours des guerres de Beleriand. Le dialecte de Mithrim, parlé par le peuple de Fingolfin, était alors l’une des cinq variétés de noldorin, par opposition aux parlers de Gondolin, de Nargothrond, de Himring et des Gnomes-esclaves [un nom qui s’appliquait alors aux Noldor retenus captifs à Angband].
La première version du « Lhammas » précisait que ce dialecte fut le premier à disparaître, ajoutant qu’il s’agissait d’une langue pure, « hormis quelque influence négligeable des Hommes de la maison de Hádor »25). Les versions ultérieures de ce texte se contentèrent de signaler la disparition du parler de Mithrim « dans les guerres du Nord », comme la plupart des autres variétés de Noldorin. La raison de ce changement pourrait être lié à l’histoire de Tuor, qui montrait que des groupes d’Elfes de Hithlum continuaient à survivre après la chute de Nargothrond et le massacre de tous ceux qui y demeuraient. À l’exception du gondolindren, les différents dialectes du noldorin ne différaient les uns des autres que de façon modeste26), mais on ne sait précisément quelles étaient les divergences que Tolkien envisageait à ce stade, celui-ci n’ayant apparemment pas exploré le sujet plus avant.
e fëanorien était le dialecte noldorin parlé à Himring et dans le Beleriand oriental, peuplé par les Fils de Fëanor et leurs suivants27). Il ne divergeait que sur des points mineurs des dialectes de Hithlum, des Falas et de Nargothrond28). Contrairement à ces derniers, il ne disparut qu’à la toute fin des guerres de Beleriand, comme l’indique le Lhammas :
« Mais le people de Maidros fils de Fëanor survécut, bien que diminué, Presque jusqu’à la fin ; et leur parler se mélangea à ceux de tous les autres, et à celui d’Ossiriand et des Hommes. »
29)
Il est remarquablement ironique que le parler des Fils de Fëanor, descendants du plus grands des Lambeñgolmor elfiques, se soit ainsi abâtardi. Il faut certainement imputer cela à leur alliance avec les Orientaux de Bór et Ulfang30) et au rassemblement d’une grande partie des Noldor survivants sous leur bannière après le massacre des Havres du Sirion31). Seul trois mots spécifiquement fëanoriens sont attesté : nef « traversin, coussin », apparenté au nold. nedhw et dérivé de *nidwō (radical NID- « s’appuyer contre »)32), ainsi que les formes rejetées nef « scarifié, contusionné », apparentée au nold. neðw et dérivé du v. nold. nidwe, nidwa (radical NID2- « faire mal, blesser »)33), et maidh « pâle, ambré, fauve », apparentée au nold. meidh et dérivée de MAD-34).
Tolkien révisa les noms des Fils de Fëanor à une époque contemporaine de la rédaction du Lhammas. On pourrait donc supposer que Celegorn, Cranthir, Curufin, Damrod, Díriel, Maglor et Maidhros35) fassent partie du dialecte fëanorien du noldorin. De fait, une version rejetée de l’entrée MAG- précise que la forme Maiðros est spécifiquement fëanorienne et correspond au noldorin classique Meiðros, le premier élément étant dérivé du radical MAD-. Il est ajouté que Maeðros est une adaptation gondolique de la forme fëanorienne, forgée à partir du mot maen « talentueux, habile de ses mains »36). Toutefois, en l’absence de données plus précises, il n’est pas possible de trancher pour les autres Fils de Fëanor, d’autant que le deuxième élément de Damrod, apparenté au nold. rhaud et dérivé de RAUTĀ- « métal », figure dans des noms n’appartenant pas au fëanorien (cf. Finrod, Angrod).
La spécificité du dialecte fëanorien survécut au bouleversement conceptuel qui vit la transformation du noldorin en sindarin. Tolkien en fit une branche orientale du mithrimin et précisa notamment que l’absence de spirantisation du m intervocalique était caractéristique du parler des Fëanoriens, comme en sindarin septentrional37).
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Damien Bador — Juillet 2010
La section 8 de l’article « Ilkorin: a “lost tongue”? » de Helge Fauskanger reprenait un court essai d’Édouard Kloczko, intitulé « Ilkorin and North Sindarin (Mithrim) » et publié dans le Tyalië Tyelelliéva nº 9, d’octobre 1996. Selon Kloczko, il est possible de mettre en regard les différences entre le vocabulaire ilkorin et noldorin des « Étymologies » avec les nuances phonologiques différenciant le mithrimin du sindarin classique.
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