«
Aucune autre terre ne se trouvait à proximité, et elle fut appelée Tol Eressëa, l’Île Solitaire. Les Teleri y eurent longtemps leur demeure et Ossë était souvent parmi eux, et ils apprirent de lui d’étranges musiques et la connaissance de la mer ; et il leur apporta des oiseaux de mer, don de Yavanna, à leur grande joie. Du long séjour des Teleri isolés sur l’Île Solitaire découla la séparation de leur parler de celui des Vanyar et des Ñoldor. »
1)
Morgoth’s Ring — Partie III — I. La première phase — Chapitre 5 « D’Eldanor et des Princes des Eldalië »
e telerin était le nom donné en quenya à la langue parlée par les Falmari, Teleri d’Aman vivant à Alqualondë. Ceux-ci ne la considéraient pas comme un simple dialecte du quenya ; ils donnaient à leur langue le nom de lindárin ou lindalambë2), et se nommaient eux-mêmes Lindai « Chanteurs » (q. Lindar)3). Ce nom dérivait de l’ancienne appelation du Troisième Clan avant le départ des Eldar pour la Grande Marche. La légende de L’Éveil des Quendi rapporte en effet à leur sujet qu’ils « chantèrent avant de pouvoir parler avec des mots. »4) Les Falmari éprouvaient d’ailleurs assez peu d’intérêt pour les connaissances linguistiques, un domaine d’étude qu’ils laissaient volontiers aux Ñoldor5).
Le telerin commun, dérivé du quendien primitif parlé à Cuiviénen, semble avoir commencé à se différencier de la langue des deux autres Clans avant même leur départ pour Valinor6). Toutefois, la différenciation s’accentua à cause de la lenteur de la progression du Troisième Clan durant la Grande Marche vers l’Ouest, puis de leur séjour prolongé en Beleriand à la recherche d’Elwë7). Lorsque la majeure partie des Teleri embarqua enfin sur l’île qui devait les mener à Valinor, ceux qui restèrent en Beleriand furent séparés de leurs proches parents, et leur langue évolua indépendamment. Affectée par l’impermanence des choses en-dehors du Royaume Béni, elle changea plus rapidement que le telerin d’Aman, et fut plus tard connue sous le nom de sindarin8).
En dépit de leur long éloignement, le telerin d’Aman et le quenya possédaient des structures syntaxiques assez similaires, bien que l’évolution phonétique des deux langues ait été légèrement différente. Les Teleri (comme les Vanyar) avaient ainsi conservé l’usage du þ, qui avait presque disparu du parler ñoldorin à l’époque de l’Exil au profit du s9). Mais les différences restaient suffisamment mineures pour que les deux langues demeurent mutuellement intelligibles. Par exemple, la forme telerine de la salutation utilisée par Frodo lors de sa rencontre avec Gildor Inglorion aurait été : « El sila lūmena vomentienguo. »10) Parmi les deux peuples, nombreux étaient ceux qui pouvaient parler la langue de l’autre. Plusieurs mots telerins passèrent même dans l’usage courant en quenya, allant parfois jusqu’à supplanter le terme original, comme ce fut le cas pour le telerin telpë « argent », largement préféré au quenya tyelpë11).
ans les Contes perdus, les Solosimpi, ou Flûtistes des côtes, sont le Troisième clan des Elfes, l’équivalent des Teleri du Silmarillion. Dans « La Musique des Ainur », l’Elfe Rúmil indique à Eriol qu’à l’origine leur langue divergeait de celles des autres peuples elfiques, bien que le telellin, le solosimpilin et l’inwelin parlés sur Tol Eressëa y ait fusionné pour former une langue vernaculaire unique12). Peu de choses sont dites du solosimpilin dans les Contes perdus, où les Solosimpi sont presque toujours associés à « la musique venteuse » qu’ils jouent « sur leurs flûtes de coquillages »13). Le terme de solosimpilin lui-même n’y apparaît pas, mais il est en revanche attesté dans la « Qenya Phonology »14), où sont mentionnées quelques particularités phonologiques de cette langue15). La plus notable d’entre elles concerne l’évolution *q > p, considérée comme caractéristique de cette langue (excepté *qū̆ > kū̆, changement commun à toutes les langues cor-eldarines, et *qt > pt ou ct, variation dont les règles ne sont pas précisées ; cf. PE 12, p. 17, 21). L’évolution *q > p restera le marqueur le plus constant pour cette langue et ses successeurs conceptuels lors des réélaborations successives auxquelles Tolkien procédera au fil des ans.
Par la suite, Tolkien a révisé sa nomenclature pour faire des Teleri le Troisième clan des Elfes plutôt que le Premier, faisant ainsi de ce nom un synonyme de Solosimpi, avant de le remplacer entièrement. Cette nouvelle conception s’observe notamment dans l’« Esquisse de la mythologie », initialement rédigée en 1926 et publiée dans la Formation de la Terre du Milieu. Les dénominations Teleri et Solosimpi y sont considérées équivalentes16). Dans l’« Early Qenya Grammar », probablement datée de 1923, figure une description des trois branches des langues kor-eldarines. Seul le nom de telerin y est employé pour désigner la langue du Troisième Clan :
« Le telerin, désormais confiné (a) aux dialectes de la côte maritime du Valinor (la forme la plus archaïque, puisqu’un grand nombre des Teleri d’origine y sont restés sans migrer d’abord avec les Noldoli, ni plus tard avec la masse principale des Kor-Eldar) – la forme la mieux préservée de cette langue est encore parlée au Havre des Cygnes ; (b) au telerin de l’Ouest de Tol-Eressea, une forme qui a exercé une influence sur le qenya de cette île et a été considérablement influencée par celle-ci en retour ; (c) au telerin disparaissant des côtes méridionales et occidentales de l’Angleterre et du Pays de Galles. »
17)
Bien que les idées de Tolkien sur l’histoire des différents peuples composant le clan des Teleri aient continué à évoluer par la suite, celui-ci n’a guère révisé sa conception d’ensemble. En revanche, il a continué à faire évoluer la phonologie du telerin à mesure qu’il révisait celle du q(u)enya. Les différences sont tout particulièrement flagrantes entre les textes des « Noldorin Word-lists », du « Noldorin Dictionary » et de l’« Early Qenya Grammar », d’une part18), et ceux des « Étymologies », de l’autre19). Il est donc utile de désigner cette première phase de conception solosimpilin afin de la distinguer des étapes ultérieures d’élaboration du telerin20).
’il existe une langue du « Qenya Lexicon » encore plus mystérieuse que le teleakta, c’est bien le wingilya. Nous ne disposons en effet d’aucun mot attesté dans cette langue et presque aucune information sur ses locuteurs, les Wingildi. Les deux seules mentions explicites à son sujet font parties de la dernière couche de révisions de la « Qenya Phonology », vers 1919–192021). Elles indiquent que les Solosimpi et les Wingildi parlaient une seule et même langue, ou des dialectes très proches l’un de l’autre22). Cela semble logique dans la mesure où les Wingildi semblent étroitement associés à la mer et plus précisément à l’écume marine. L’identité précise des Wingildi reste cependant mystérieuse. Les textes associés au « Qenya Lexicon » indiquent que le nom q. ’wingild- signifie « nymphe (marine) » et l’associent au q. ’Wingilot « fleur d’écume », nom du navire d’Earendl23). L’« English-Qenya Dictionary », un peu plus tardif, traduit aussi le q. wingil par « nymphe (de la mer) »24), tandis que la liste « The Creatures of the Earth » les range manifestement parmi les fays of water « fées des eaux »25), ce qui revient sans doute au même. Dans les Contes perdus, le récit de la venue des Valar se montre plus précis et liste les Wingildi « aux longues tresses » parmi la troupe des esprits de l’écume et des embruns de l’océan qui suivent les Ainur Falman-Ossë et sa compagne Ónen26).
Toutefois, les brouillons du poème Nieninqe traduisent Wingildi par foam-fairies « fées de l’écume » et foam-riders « chevaucheurs d’écume »27). À cette époque, Tolkien emploie régulièrement le terme de fairy pour les Elfes, par opposition à celui de fay, qui désigne les moins puissants des Ainur descendus en Arda. Par ailleurs, « chevaucheurs d’écume » est un surnom que Tolkien emploie normalement pour désigner certains Elfes marins du Troisième clan. En particulier, une esquisse de l’histoire d’Ælfwine parle des « Cavaliers de l’Écume [Foamriders], les Elfes du Bord-de-Mer », qui étaient amis d’Éadgifu de Lionesse, la mère d’Ælfwine28). Tolkien semble néanmoins avoir rapidement renoncé à faire des Wingildi des Elfes, vu que la version de Nieninqe prononcée lors de sa conférence « Un vice secret » donne de nouveau la glose foam-fays « fées de l’écume » pour ce nom29). Le poème Earendel affirme quant à lui que les Wingildi « firent briller » le navire d’Earendel « à la lumière du soleil », mais reste ambigu sur leur identité, puisque la majorité des versions de ce texte traduisent ce nom par foam maidens « vierges d’écume »30). « Les Étymologies », enfin, traduisent le q. Wingil par « nymphe » en le faisant dériver d’une racine qui désigne l’écume31), comme les premiers textes, malheureusement sans préciser l’identité de ces créatures ni mentionner la langue qu’elles parlaient.