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près avoir achevé le Seigneur des Anneaux, J. R. R. Tolkien revint sur son grand ensemble mythologique, le Silmarillion. Reprenant des textes qu'il avait laissés pour compte dans la deuxième moitié des années quarante, il dut organiser son travail en deux phases. Ses premiers efforts, au tout début des années cinquante, furent interrompus par la publication effective du Seigneur en 1954–55. La seconde phase, vers la fin des années cinquante, marqua un tournant décisif et fut une période d'importantes remises en question. Elle déboucha sur des remaniements d'envergure, dont les grandes étapes sont retracées dans Morgoth's Ring, le dixième volume de la série posthume History of Middle-earth éditée par Christopher Tolkien1).
Le récit des amours contrariées de Finwë et Míriel devait émerger de cette deuxième phase de réécriture. Il connut d'importants raffinements et occupa une place de choix dans la pensée de l'auteur. Cependant, le Silmarillion de 1977, assemblé et compilé par Christopher Tolkien, ne rend pas entièrement compte des évolutions et des développements tardifs de cette histoire. L'essentiel tient sur quelques pages2) et peut être résumé ici : Míriel, la Tisseuse, était la femme de Finwë roi des Noldor. Après la naissance de leur fils Fëanor, elle fut terrassée par une immense lassitude et souhaita se retirer du monde. Elle s'endormit dans les jardins de Lórien, et bien que les Elfes fussent immortels et insensibles à la maladie, son âme abandonna son corps. Passé le temps du deuil et du désespoir, Finwë fit la rencontre d'Indis de la tribu des Vanyar, et l'épousa en second mariage. Cette décision inhabituelle fut sanctionnée par les Valar, qui ne l'autorisèrent qu'au terme d'un long questionnement : « l'Ordonnance de Finwë et Míriel » enterina le libre choix de Míriel à quitter la vie, et la possibilité pour Finwë de se remarier dans ces conditions.
e corps de Míriel est confié à la garde d'Irmo, dans les jardins de Lórien. Il repose, intact (« unwithered ») à l'ombre des saules argentés, veillé par les suivantes d'Estë3). Ce choix renvoie d'abord à la Valaquenta ou liste des puissances du monde4) : ses gardiens sont Irmo, maître des visions et des rêves, et Estë, la douce guérisseuse de tous les maux et de toutes les fatigues. Puisque les Valar eux-mêmes viennent parfois se rafraîchir aux sources qui naissent en Lórien pour oublier leurs tracas, le lieu de retraite de Míriel n'a rien que de naturel. Mais cette justification, pour convaincante qu'elle soit, occulte l'essentiel : ce lieu de repos est aussi associé au futur conducteur du char lunaire, Tilion, qui dans sa jeunesse « s'étendait près des fontaines d'Estë et rêvait sous les rayons tremblants de Telperion, ne désirant rien tant que de s'occuper toute sa vie de Fleurs Argentées.5) » — et est ainsi indirectement rattaché à l'arbre d'argent, Telperion6).
Si nous entreprenons d'étudier les mentions de la lune et du soleil dans cette histoire — ce que nous nous proposons de faire dans les pages qui suivent — nous verrons qu'elles tissent tout un faisceau de convergences. D'abord, Míriel a des cheveux couleur argentée7). Que l'argent soit une substance lunaire8) n'est pas le moindre des éléments : elle est aussi une tisseuse émérite (« Míriel … was called Serindë, because of her surpassing skill in weaving and needlework9) »), excellant dans son art avec une adresse inégalable10). Dans les épopées homériques11), les Moires qui tissent les destins de la naissance à la mort sont désignées sous le nom de « fileuses », et l'une de ces trois sœurs12) se prénomme Clotho, précisément « Fileuse ». Bien que les traditions sur leur origine divergent, les Moires furent à l'origine des divinités lunaires13). Après le meurtre de Finwë, le couple se retrouva dans les halles de Mandos où séjournent les âmes des Elfes décédés par accident. Míriel reprit partiellement goût à la vie et fut autorisée à réintégrer son corps. Elle vint habiter chez Vairë, où elle entreprit de conserver la mémoire des actes des Noldor en Terre du Milieu sur de magnifiques tapisseries14) : « and all the tidings of the Noldor down the years from their beginning were brought to her, and she wove in webs historial, so fair and skilled that they seem to live, imperishable ». Selon la Valaquenta, Vairë elle-même est une tisserande, « who weaves all things that have ever been in Time into her storied webs.15) »
Sans hésitation possible, Míriel multiplie ainsi les associations lunaires16). Ces rapprochements effectués, il convient de s'interroger sur ses motivations. Selon ses propres dires, sa lassitude est consécutive à la naissance de son fils17) : « Never again shall I bear a child ; for strength that would have nourished the life of many has gone forth into Fëanor ». Son souhait d'être libérée des contraintes de la corporéité est entièrement une conséquence de l'enfantement. L'abandon de la volonté à vivre s'accompagne — ou plutôt est concomitante — d'une perte de fertilité, d'une ménopause psychologique.
Sur le plan symbolique, les associations de la lune avec la fécondité, favorisées par la coïncidence de ses phases avec le cycle menstruel, sont bien connues18). Dans les jardins de Lórien se trouvent aussi les sources reposantes d'Estë, et les rapports multiples, dans la mythologie, de l'eau et des sources de jouvence avec la fertilité n'est plus à démontrer19). Dans cette même optique, Míriel n'a plus de larmes pour pleurer (« I would weep, if I were not so weary20) »). Comment le pourrait-elle, effectivement, puisqu'elle a perdu sa sexualité ? L'eau lui fait défaut jusque dans sa capacité à pleurer sur son sort : Fëanor a épuisé toute l'énergie procréatrice de Míriel, dont il a hérité en totalité. Ne s'avèrera-t-il pas être un fameux créateur, le découvreur des Silmarils21) qui conservent la lumière sacrée des deux arbres cosmiques ? Il sera lui-même le père d'une grande famille, n'ayant pas moins de sept enfants de sa femme Nerdanel22), ce que le Silmarillion ne manque pas de relever comme un fait exceptionnel chez les Elfes. La fertilité perdue de Míriel se transfère entièrement sur Fëanor.
près le jugement des Valar, Finwë put prendre Indis pour femme en second mariage. « She was a Vanya, close kin to Ingwë the High King, golden hair and tall, and in all ways unlike Míriel23) ». Nous reviendrons plus loin sur cette opposition. A ce stade, notons simplement que Finwë s'éprend d'une femme que tout différencie de sa première épouse.
« Then Finwë was grieved… ». La tristesse de Finwë à l'annonce de la décision de Míriel n'est pas feinte ; le texte a pris le soin de nous préciser auparavant que l'amour qui l'unissait à sa femme avait été sincère et durable. Quelle est cependant la plainte de Finwë ? Ce n'est pas tant la solitude ou la perte de l'être cher qui le chagrinent, mais l'impossibilité dans laquelle il se trouve d'avoir une descendance nombreuse : « he desired to bring forth many children into the bliss of Aman24) ». A nouveau, le dilemme qui se présente est donc uniquement un problème de fécondité, l'expression naturelle d'un désir de paternité. Avec le déclin de la fertilité de Míriel, Finwë perd toute joie, et se lamente comme si sa vie avait cessé.
Míriel, nous l'avons vu, accumule les traits séléniques : tisseuse à la chevelure d'argent, dormant en Lórien à l'ombre de l'arbre d'argent Telperion, dont le dernier fruit servira à façonner l'astre lunaire. Inversement, « [Indis] was …. in all ways unlike Míriel ». Rien n'est plus juste. Sa rencontre avec Finwë est relatée de deux manières, selon le point de vue subjectif de chacun des protagonistes. Par un jeu de miroir habile, l'auteur nous présente la même scène sous deux angles25) : « In one of his wanderings Finwë met [Indis] again upon the inner slopes of Oiolossë, the Mountain of Manwë and Varda, and her face was lit by the golden light of Laurelin that was shining in the plain of Ezellohar below. » — Et réciproquement : « Indis saw Finwë climbing the paths of the mountain (and the light of Laurelin was behind him as a glory). »
Leur amour naît dans la lumière de l'arbre d'or Laurelin, dont les Valar mettront le dernier fruit à contribution pour créer le soleil. Par une parfaite symétrie, Indis inverse tous les traits de Míriel. Elle est grande, alors que Míriel est fine et gracile26), blonde à la manière des Vanyar27) autant que Míriel a la chevelure argentée.
Indis donnera quatre ou cinq enfants28) à Finwë. Elle est l'incarnation par excellence de la féminité retrouvée, jusque dans la signification de son nom. En quenya, la langue des Hauts-Elfes, indis signifie « fiancée, jeune mariée » (anglais « bride »), et dérive de *i-ndise, forme intensive du nom commun nís, nisse « femme »29).
propos du fils de Míriel, le texte a recours au même ressort stylistique que dans la relation de la rencontre de Finwë et Indis : « Fëanor loved his mother dearly, though except in obstinacy their characters were widely different30) ». Différents, donc, si nous suivons la même méthode que précédemment, relevant de représentations célestes opposées.
De fait, l'argument philologique est à nouveau révélateur : « Curufinwë was his name, but by his mother he was called Fëanor, Spirit of Fire ». Fëanor incarne la conjonction de l'esprit (fëa) et du feu (nár), et personnifie l'astre solaire dans tout ce qu'il a d'éclatant. Forgeron adroit, créateur des Silmarils qui conservent la lumière des deux arbres, inventeur d'alphabets, linguiste éminent : bref, un esprit fécond qui « brille » dans toute ses entreprises intellectuelles. C'est l'enfant épiphane (grec epiphanès « illustre, brillant »), une épiphanie31) solaire comme sa belle-mère Indis. Mais tandis qu'Indis incarne les aspects positifs, fécondateurs et régénérateurs du soleil (elle redonne à Finwë le goût de vivre, lui assure la descendance dont il rêvait), Fëanor en revêt uniquement les traits ténébreux, destructeurs32). Il est un soleil qui consume, qui brûle ce qu'il touche ou convoite : « But in the bearing of her son Míriel was consumed in spirit and body33) ». Son caractère impulsif, prompt à la colère, provoque la disgrâce des Noldor et leur exil. « For Fëanor was driven by the fire of his own heart only »34). De là s'expliquent la rage guerrière qu'il emporte avec lui en Terre du Milieu, de là le massacre des Teleri, et de là enfin (et surtout) l'incendie de leurs navires, que Fëanor déclenche pour barrer la route du retour à son peuple.
Nous avons dit de Fëanor, comme d'Indis, que sous leur forme solaire ils figuraient la fécondité retrouvée. Mais chez le prince des Noldor, à force d'obstination et d'aveuglement, ces traits sont renversés. Tout est excessif en lui, son aveuglement se traduisant par le serment funeste qu'il prononça devant les Valar. Tout à son « feu secret »35), il conduira ses fils à leur perte, sa folie dévastatrice détruisant ses propres enfants. Il les prend de force à sa femme, Nerdanel, qui le conjurait de lui laisser au moins les plus jeunes36). L'un de ses deux fils jumeaux périt dans le brasier qui détruit les navires volés au Teleri37). Mortellement blessé à la bataille de Dagor-nuin-Giliath, Fëanor, d'avoir trop brûlé sans aucun doute, s'embrasera finalement lui-même, son corps tombant en cendre après son décès. Ainsi, on comprendra mieux, à la « lumière » de ces confrontations célestes, l'inimitié de Fëanor envers les fils d'Indis. Ils accomplissent deux conceptions opposées d'un même archétype.
ous pouvons à présent dresser un premier bilan des comparaisons assez nettes qu'impose le récit : (a) Míriel apparaît comme incarnation lunaire perdant sa fertilité, sa capacité à procréer (b) Indis s'associe au soleil principe de fécondité, et (c) Fëanor relève de son double néfaste, le soleil dévastateur.
Ce triptyque, quoique simplifié, participe d'une crise, d'une problématique de l'ordre de la troisième fonction dumézilienne38). Une transgression, pourrait-on dire : en refusant son destin d'Elfe immortelle, Míriel perturbe l'équilibre du monde au point d'en inquiéter les Valar, qui s'affrontent et se divisent sur la réponse à apporter à cette situation nouvelle. Leur démarche est plus indécise que jamais, car il est clair pour eux que la décision de Míriel ne peut être due qu'à un effet pervers du Marrissement39) du Monde par Melkor. Rien de bon ne peut en découler, quelles que soient les mesures prises. Accepter cette décision — comme la compassion et la justice l'exigeraient — c'est, ainsi qu'Ulmo le pressent, « a portent of evils to come40) ». Du reste, Míriel sait bien ce que son choix a de terrible et quelles conséquences néfastes peuvent en découler : « But hold me blameless in this, and in all that may come after41) » (notre emphase).
La mystique lunaire renvoie souvent, par projection, à l'espoir de régénération, de renaissance après la mort42). Or c'est bien de cela qu'il s'agit dans le cas présent. En contrevenant à sa nature intime, Míriel remet en cause la condition même de la mortalité. Et Ulmo d'enchérir, avec dureté : la faute de Míriel, même si sa souffrance est réelle, réside dans son manque d'espoir en la guérison. Elle aurait pu, par force de volonté, résister à la tentation suicidaire, mais « it was a failure in hope by the fëa [= l'esprit], acceptance of the weariness and weakness of the body43) ». Finwë, tournant son cœur vers Indis dans la perspective d'y trouver une consolation égoïste à son désespoir, réitère la même faute fondamentale : « Herein lay his fault, and his failure in Hope44) ». Le mot-clef ici est l'Espoir, ou plutôt l'Espérance (noter la majuscule dans la seconde citation)45), qui seul permet de résister à « l'ombre de la Mort », thème central46), s'il en est, chez Tolkien. Renonçant à l'espérance, Míriel et Finwë se condamnent à la chute et conditionnent celle, plus grave de conséquences, du peuple Noldor.
inalement, dans son argument, l'histoire des amours malheureuses de Finwë et Míriel et du remariage de Finwë avec Indis est étonnante de simplicité. Sa trame se résume à une opposition tranchée entre les aspects séléniques de Míriel et le caractère solaire d'Indis, sur fond d'une crise de fertilité. Que cette confrontation entre la lune et le soleil, avec ses jeux de miroirs, se soit imposée consciemment à Tolkien ou qu'elle soit le fruit de réminiscences involontaires importe en fait relativement peu47). De l'avis même de l'auteur, ce n'est pas tant l'emprunt, conscient ou non, d'un motif légendaire qui est révélateur de sens, que l'utilisation particulière qui en est faite, dans le cadre d'un récit donné48). Quels enseignements, par conséquent, pouvons nous espérer dans la cas présent ? Comme Tolkien le savait bien, il faut éviter de tirer trop vite des conclusions hâtives. Dans son travail sur le conte en vieil anglais Beowulf, il rappelle combien il est dangereux d'affirmer la signification d'un mythe49). Il ne faudrait pas oublier que l'auteur est avant tout un poète, un ciseleur de mots, qui ressent son texte plus qu'il ne l'explique.
Revenons un moment sur la méthode qui a permis à Georges Dumézil de retracer les fondements de la religion indo-européenne, et sur l'approche qu'il préconisait lui-même pour en justifier la nécessité50) : il ne suffit pas de dégager des résonances mythiques, d'étaler sans les étayer51) les points de convergence et les concordances qui rapprochent un texte de son archétype légendaire. Encore faudrait-il pouvoir identifier ce que ces rapprochements nous apprennent sur le texte et nous révèlent sur sa signification. Il faut, si l'on veut bien nous passer cette expression un peu facile, résonner et raisonner.
Sous l'angle interne (c'est-à-dire en se plaçant dans le point de vue propre au monde secondaire), le Silmarillion est un regroupement de textes d'origines diverses. S'y mêlent les traditions elfiques et les récits tardifs rapportés par les hommes, sous les plumes successives de plusieurs compilateurs. Les sages Pengolodh, Rúmil, Fëanor et le marin anglo-saxon AElfwine sont nos premières sources, nos premiers guides auxquels succède une longue série de rédacteurs et de copistes anonymes, jusqu'à Tolkien lui-même qui se présente, dans le Seigneur des Anneaux, comme leur traducteur en anglais moderne52). Chacune de ces sources procède de traditions et de moyens de transmission différents. L'effet ainsi produit est celui d'une accumulation de textes parfois divergents, dont le style n'a d'égal que la variété (chroniques, poèmes allitératifs, annales, formes romancées, notes à teneur linguistique, etc.). Il est difficile de savoir comment le Silmarillion se présenterait si Tolkien avait pu l'achever de son vivant, mais il aurait probablement conservé cette structure multiple, calquée sur les mythologies de notre monde réel. À la manière de Georges Dumézil, nous dirons alors que plus un passage est proche d'un archétype, plus il cesse d'être historique pour illustrer une conception primitive où s'exprime l'idéologie de ses auteurs présumés. En forçant un peu le trait : plus il devient factice. Dans cette optique, l'Ordonnance de Finwë et Míriel prend un éclairage particulier : il est prétexte (en étroite association avec l'Athrabeth Finrod ah Andreth) à de longues discussions philosophiques sur la destinée des Elfes dans un monde corrompu par Melkor, et sur la nature de leur âme et des relations qu'elle entretient avec la corporéité53). Pour autant qu'elle dérive d'événements réels au sein du légendaire, l'histoire de Míriel, au travers de ses liaisons allégoriques avec les mythes fondateurs de la lune et du soleil, semble avoir été enjolivée à des fins didactiques. La part exacte de mythe est bien entendue difficile à cerner. Au demeurant, nous ne savons pas grand chose de certain sur Fëanor, sa rébellion obstinée contre les Valar servant à dessein la porté morale du Silmarillion. Quoi qu'il en soit, les traits fermement opposés d'Indis et de Míriel, les multiples allusions aux deux arbres et les motivations avouées de Finwë sont presque trop évidents pour qu'il s'agisse d'autre chose que d'artifices allégoriques54). Tous ces personnages, jusqu'à la mort hautement symbolique de Fëanor, n'ont plus rien d'historique ; ils semblent se perdre dans le mythe, dans un symbolisme qui tout à la fois les dépasse et les englobe.
L'approche externe a déjà été esquissée plus haut, pour présenter les textes qui servent de base à cette réflexion. Nous nous bornerons donc à constater que la seconde phase de rédaction du Silmarillion se situe autour de la fin des années cinquante, probablement vers 1958. La Valaquenta et les Laws and Customs among the Eldar précèdent de peu l'important essai Athrabeth Finrod ah Andreth, composé vers 1959 et dans lequel Tolkien devaient développer plus en détail sa vision « métaphysique » du monde55). La théologie occupe une part croissante dans les écrits de cette période, l'auteur se sentant visiblement le besoin de rationaliser son monde et de le mettre en conformité avec ses croyances56). Par ailleurs, on sait par les travaux de Verlyn Flieger combien le contraste entre la lumière et les ténèbres est un élément caractéristique de l'œuvre de Tolkien57). Ici, Tolkien construit par petites touches un système d'oppositions réciproques. Sur le plan littéraire, cela lui permet d'esquisser des thèmes majeurs, de laisser entrevoir au lecteur une vérité plus complexe, au-delà de l'apparente simplicité des analogies lunaires et solaires.
Pour une fois, les deux approches, interne et externe, se rejoignent sans heurt. L'image renforce l'histoire, vient y décliner ses nuances en lui donnant valeur de symbole. « La pensée symbolique », disait Mircea Eliade, « fait “éclater” la réalité immédiate ». La confrontation de la lune et du soleil dans l'histoire de Míriel ? Il ne s'agit pas d'autre chose que d'une hiérophanie : une révélation du sacré58). Toute la question de l'immortalité des Elfes est sous-tendue par ce texte débouchant sur « l'Ordonnance de Finwë et Míriel » où les Valar en fixent les règles et les modalités. Ce que l'Athrabeth explique ailleurs par les arguments de la raison, sous la toute autre forme stylistique qu'est un dialogue, Míriel et Finwë préfèrent l'exprimer, transcendant le mythe, par la force des symboles.59)