Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
Cet article prend ses origines dans des échanges entre plusieurs membres du forum JRRVF qui ont ici été compilés, repris et organisés sous une forme nouvelle. Outre le compilateur lui-même, sont intervenus dans ces discussions : Cathy, Cirdan, Lothiriel, Nikita, Silmo, Sosryko, Vinyamar — et probablement quelques autres intervenants dont les (sur)noms auront échappé à notre vigilance. La manière dont sont présentés les arguments relève de l’entière responsabilité du compilateur, ainsi que les éventuelles erreurs ou omissions. |
olkien ne cachait pas qu’il était catholique — ainsi, pour ne retenir ici qu’une citation, dans son interview pour la BBC Radio 4 en 1971, après qu’on lui eut demandé si Eru, l’Unique, représentait Dieu dans ses œuvres, il s’exclama, avec un enthousiasme notable1) : « Oh, je suis catholique. Un fervent catholique. »
Ses lecteurs comme ses commentateurs ultérieurs n’ont pas manqué de rechercher dans le Seigneur des Anneaux d’éventuelles allusions bibliques, quand bien même Tolkien les mettait en garde contre les interprétations simplistes et les allégories qu’il ne goûtait guère. Lorsqu’on lui suggéra que le personnage de Galadriel puisse contenir une imagerie inspirée par la Sainte Vierge, Tolkien ne rejeta pas l’idée et admit même explicitement que la comparaison puisse être possible, tout en la nuançant sérieusement et en précisant que Galadriel n’est pas une représentation de Marie, ni même une allusion volontaire2).
ans le même ordre d’idées, le lembas ou pain de route offert par Galadriel aux membres de la Compagnie de l’Anneau a suscité bien des rapprochements avec l’eucharistie chrétienne. Quelques années après la publication du Seigneur des Anneaux, Tolkien notait à ce sujet3) :
Un autre [critique] a vu dans le pain de route (lembas) = viaticum, et la référence au fait qu’il nourrit la volonté […] et est d’autant plus efficace lorsque l’on jeûne, un dérivé de l’Eucharistie. (C’est-à-dire : des choses bien plus importantes peuvent jouer dans notre esprit lorsqu’il s’occupe des choses secondaires du conte de fées.)
Sans s’opposer formellement à cette interprétation, sa précision — que de bien grands concepts viennent à l’esprit alors que l’on traite à la base de sujets aussi peu importants qu’un conte féerique — semble relever de la boutade amusée. On pourrait donc croire qu’il n’approuvait pas à la pertinence de ce rapprochement et ne lui accordait pas une bien grande valeur. Mais que penser cependant d’une telle lettre, où Tolkien enchaîne, immédiatement à la suite de cette mise au point, par un « Je suis en fait un Hobbit »4) qui ne manque pas d’humour ? De fait, cette lettre aurait pu donner l’occasion à Tolkien de rejeter l’analogie lembas vs. hostie ou de la reconnaître explicitement, mais il se contente simplement d’y relever l’opinion d’un critique du Seigneur des Anneaux, sans prendre véritablement parti.
Critiques et commentateurs n’en ont pas moins continué à opérer un rapprochement entre le lembas et l’hostie. On trouve ainsi de nombreux articles plus ou moins aboutis y faisant référence5). Il convient de rester circonspect devant le manque d’argumentation fouillée de certains de ces articles. Plus sérieusement, dans son essai « Le Seigneur des Anneaux : une vision catholique », Charles A. Coulombe insiste sur l’importance des Saints Sacrements pour Tolkien, catholique en pays anglican, et ajoute6) :
Ce dernier [= le Pain de Vie] trouve un écho dans le lembas, qui avait « un pouvoir qui s’accroissait quand les voyageurs s’en remettaient à lui seul, sans le mêler à d’autres aliments » et « nourrissait la volonté et donnait une force d’endurance » (livre VI, chapitre 3). C’est aussi une forte réminiscence de la vaste littérature relative aux miracles de l’Eucharistie, et d’individus comme St Lydwine, St Francis Borgia et Theresa Neumann, qui ne vivaient que par les Saints Sacrements.
Thomas Howard, professeur de littérature, converti au protestantisme évangélique, fut l’ami de C. S. Lewis et de Charles Williams, tous deux membres du cercle des Inklings auquel Tolkien appartenait. Interrogé, à la sortie de l’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux, sur la portée catholique du roman, il rappelle d’abord quelques analogies chrétiennes admises par Tolkien dans ses discussions avec Clyde Kilby ainsi que les réticences de l’auteur envers l’allégorie. Il aborde ensuite le thème du sacrifice7) :
La souffrance subie « à la place d’un autre » revêt une importance fondamentale dans la saga […]. Ceci préannonce les fondements de notre histoire, c’est à dire les souffrances de Notre Seigneur et celles des saints en faveur des pécheurs. […] Frodon n’est pas le Christ, ni Aragorn (le roi légitime et inconnu qui est sur le point de revenir). Galadriel, pour pure et aimable qu’elle puisse être, n’est pas une allégorie de la Vierge. Mais au bout du compte, on peut parler avec l’approbation de Tolkien de chef d’œuvre catholique. On pourrait mettre en post-scriptum le fait qu’aucun protestant n’aurait pu écrire cette saga car elle est profondément « sacramentelle ». En effet, le salut n’est atteint qu’au travers de moyens concrets et physiques (l’Incarnation, le Golgotha, la Résurrection et l’Ascension) ; l’histoire de Tolkien est parsemée d’objet « sacramentaux » : le lembas, l’athelas, la fiole de lumière de Galadriel, le mithril, etc.
L’analogie entre le lembas et les sacrements fait sens pour Coulombe, et Howard y voit une évocation des sacramentaux8) de la foi catholique. La relation, en dépit des réserves prudents de Tolkien, serait-elle justifiée ? Reprenons le dossier à sa base en repartant du texte, dont Coulombe a cité un passage et sur lequel tous ces commentateurs se basent9) :
Le lembas possédait une vertu sans laquelle ils se seraient depuis longtemps couchés pour mourir. […] Ce pain de voyage des Elfes avait cependant un pouvoir qui s’accroissait quand les voyageurs s’en remettaient à lui seul, sans le mêler à d’autres aliments. Il nourrissait la volonté et donnait une force d’endurance, ainsi qu’une maîtrise des nerfs et des membres dépassant celle des simples mortels.
Nous avons mis l’emphase sur plusieurs éléments du texte qui suscitent une discussion.
(1) Il est d’abord annoncé que le lembas possède un pouvoir, une vertu inhabituelle qui confère à ceux qui le mangent une force dépassant celle d’un simple mortel. Ses propriétés tiennent ainsi du surnaturel ; son effet a quelque chose de « magique », de transcendant.
(2) Par cette vertu, le lembas éloigne son consommateur de tout danger de mort. Toutes proportions gardées, il est tentant de rapprocher cette mention des paroles de Jésus dans l’Évangile :
Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ramènerai de la mort à la vie au dernier jour. Car ma chair est la vraie nourriture […] Celui qui mange ce pain vivra pour toujours. (Jean, 6, 54-58)
Ne faisons pas dire au texte ce qu’il ne dit pas : il y a évidemment un écart indéniable entre le salut apporté par le lembas à Frodon et Sam dans leur périple et la vie éternelle promise par la communion. Toutefois, l’histoire hagiographique de l’Église nous rapporte des témoignages d’hommes et de femmes qui ont miraculeusement survécu en se nourrissant exclusivement d’hostie. La tradition populaire qui découle de l’Évangile, ainsi que le notait Charles A. Coulombe, trouve un écho certain dans le lembas.
(3) Le lembas ne se mêle surtout pas avec d’autres aliments, mais se suffit à lui seul. Ce n’est pas un aliment ordinaire que l’on peut prendre à côté d’un autre repas. Il contient en lui la seule et vraie nourriture qui fait se passer des autres…
Voici le pain descendu du ciel : il n’est pas comme celui qu’ont mangé vos ancêtres, qui sont morts. (Jean, 6, 58)
Là encore, la comparaison a ses limites et appelle un bémol. Le lembas n’a pas le caractère divin de l’hostie, puisqu’il est fabriqué par les Elfes. Il n’empêche que l’analogie reste partiellement valable.
(4) Il ne nourrit pas seulement le corps mais aussi la volonté : il fournit une force morale et redonne l’espérance. De même que le véritable sens de la communion n’est pas de nourrir le corps mais l’esprit : « L’homme ne se nourrit pas seulement de pain… » nous disent aussi les Évangiles, même si les précautions sont toujours de mises (« … mais de la parole de Dieu » — ce qui ne trouve évidemment pas sa place dans le texte cité).
(5) Un peu plus tôt dans le roman10), une autre « propriété » du lembas est reprise par Sam, lorsqu’il évoque l’aversion qu’en ont les serviteurs de Sauron, ainsi que Gollum :
J’ai retrouvé mon sac à vivres dans un tas de chiffons par terre. Ils [= Les Orques de Cirith Ungol] y ont farfouillé, naturellement. Mais je pense qu’ils ont eu pour l’aspect même du lembas une aversion encore pire que celle de Gollum.
Ce comportement n’est pas sans rappeler les superstitions rattachées à l’hostie et à l’eau bénite11), qui repousseraient les vampires et les créatures du Malin. Ces superstitions dérivent sans doute, indirectement, d’un autre passage de l’Évangile :
C’est pourquoi, si quelqu’un mange le pain du Seigneur ou boit de sa coupe d’une façon indigne, il se rend coupable de péché envers le corps et le sang du Seigneur. […] C’est pour cette raison que beaucoup d’entre vous sont malades et faibles, et que plusieurs sont morts. (1Cor, 11, 27-30)
Les croyances populaires ont tôt fait d’entourer l’hostie d’une aura « magique », la considérant comme un véritable « objet » sacré par lui-même, en oubliant, comme aurait pu le dire Mircea Eliade, la dialectique de l’hiérophanie (« Un objet devient sacré tout en restant soi-même »12)). On peut en donner pour exemple la tradition qui consiste à communier directement avec la bouche (donc sans prendre l’hostie dans ses mains) qui n’a pas le sens qu’on lui confère ordinairement : l’hostie serait trop « sacrée » pour être touchée. Cette pratique est née plus prosaïquement d’une certaine dérive dans nos campagnes lointaines : les paysans ne mangeaient pas l’hostie mais la gardaient dans leur poche pour la donner à leurs bêtes malades en espérant qu’elles trouvent ainsi la guérison…
(6) Enfin, nous pouvons noter que le lembas fait fréquemment l’objet d’un partage entre Sam et Frodon. Par exemple13) :
Tout en mâchant du mieux que leur permettaient leurs bouches desséchées une gaufrette de lembas qu’ils avaient partagée, Frodon et Sam poursuivirent leur marche pénible.
Lembas partagé comme l’hostie l’est lors de la Consécration et de la Communion : ce nouveau rapprochement est sans aucun doute exagéré et bien au-delà de ce que le texte suggère. Mais il participe d’une accumulation de détails, qui, ainsi que nous l’avons vu, rend possible une identification partielle de lembas à l’hostie.
Quand bien même Tolkien n’aurait pas pensé consciemment à l’hostie lorsqu’il inventa le pain de route des Elfes, c’est tout un réseau de convergences qui se déploie dans le texte et qui justifie les analogies remarquées par ses commentateurs. Peut-on pour autant, en nous appuyant sur les citations étudiées ci-dessus, convenir avec eux que le lembas du Seigneur des Anneaux emprunte certains de ses traits à l’hostie ?
Pour avancer sur le sujet, nous disposons d’un autre texte, écrit plus tard par J. R. R. Tolkien et rarement utilisé par les critiques, qui n’en connaissaient pas toujours l’existence. Tolkien devait, en effet, revenir sur le lembas dans un bref essai intitulé « Du Lembas », appartenant aux « Enseignements de Pengolodh » et publié à titre posthume14). Ce texte apporte de nombreuses précisions sur la nature et la fabrication du lembas. Sa datation précise n’est pas aisée15), mais selon la date de sa rédaction, il se peut fort bien que Tolkien ait eu à l’esprit les remarques des critiques16) :
Lembas est son nom en sindarin, dérivant de la forme plus ancienne lenn-mbass « pain de route ». En quenya, il était le plus souvent nommé coimas, c’est-à-dire « pain de vie ».
Deux noms sont à présent donnés au pain elfique : c’est à la fois pain de route et un pain de vie. Mais pourquoi ces deux sens ? Parce que sa fabrication relève de deux objectifs17) :
Seuls les Eldar savaient faire cet aliment. Il était préparé pour le confort de ceux qui avaient à entreprendre un long voyage dans les terres sauvages, ou pour les blessures de ceux dont la vie était en péril. Ceux-là seulement étaient autorisés à l’utiliser. Les Eldar ne le donnaient pas aux Hommes, sauf à quelques-uns qu’ils aimaient, s’ils en avaient grand besoin.
La nouvelle dénomination, coimas, et la fonction de viatique conférée à ce pain que l’on donne aux voyageurs et que l’on administre aussi au seuil de la mort, comme à l’extrême-onction, seraient de nouveaux éléments à rapprocher du « Pain de la Vie Éternelle » qu’est l’hostie. Cependant, une nuance vient immédiatement en contrepoint : le lembas est par principe interdit aux hommes,18)
parce que les Eldar avaient reçu l’ordre de conserver ce don en leur seul pouvoir, et de ne pas le distribuer aux habitants des terres mortelles. Car il était dit que, si des mortels mangeaient souvent de ce pain, ils deviendraient las de leur mortalité et désireraient habiter parmi les Elfes et se languiraient des contrées d’Aman, où ils ne peuvent se rendre.
Dans le Silmarillion, Túrin Turambar s’est aussi vu offrir de ce pain de route par son ami Beleg, par faveur spéciale de Melian (voir infra, « Lembas et sacralisation », sur le rôle de la Reine) sans que son funeste destin en soit pour autant changé, ni qu’aucune grâce particulière ne lui soit accordée en conséquence.
Le lembas ne confère donc aucune sorte d’immortalité — mais, en revanche, en consommer en trop grande quantité ferait faussement espérer aux hommes une vie à l’égal de celle des Elfes et placerait dans leurs cœurs le désir de s’opposer à leur destin naturel, contre lequel ils ne peuvent aller : la mort, don d’Eru dans la cosmogonie tolkienienne. La consommation répétée de lembas par les mortels, loin d’être salvatrice, s’avère nocive. Assimiler pleinement le lembas à l’hostie, comme l’ont trop souvent fait les commentateurs, est donc un contresens.
olkien prend ainsi, dans ce texte, ses distances avec l’équation « lembas = hostie », qu’il serait vain de trop vouloir forcer. Mais le texte appelle un autre commentaire : tandis que l’hostie est à la base un simple pain, fait par la main de l’homme, et qui est ensuite (et seulement) investi de son sens lors de la Consécration, le lembas, préparé par les Elfes, découle d’une farine spéciale, provenant du pays béni d’Aman19) :
Car il était fait de graines céréalières spéciales que Yavanna faisait croître dans les champs d’Aman, et dont elle leur [= aux Elfes] en envoya quelques-unes par l’entremise d’Oromë pour leur venir en secours pendant leur longue marche.
Ce blé ou maïs transmis aux elfes par les Valar, puissances angéliques de la Terre du Milieu, posséde des propriétés telles qu’il peut résister aux intempéries et qu’il ne craint aucune corruption20) :
aucun ver ni aucun rongeur n’auraient pu toucher cette paille brillante, et ni la décomposition, ni la pourriture, ni les autres maux de la Terre du Milieu ne pouvaient l’affecter.
Nous sommes dès lors beaucoup plus proches de la manne miraculeuse de l’Ancien Testament, accordée par Dieu au peuple d’Israël lors de sa traversée du désert. Dans l’Exode, cette manne divine est « était blanche, et avait le goût d’une galette au miel » (Ex, 16, 31) ; dans les Nombres, elle est préparée en gâteaux ou galettes :
Le peuple se dispersait pour la ramasser ; il la broyait avec des meules, ou la pilait dans un mortier ; il la cuisait au pot, et en faisait des galettes. Elle avait le goût d’un gâteau à l’huile. (Nb, 11, 8)
Si, dans l’Exode, la manne est doublée de cailles envoyées par Dieu, elle se suffit néanmoins pour nourrir le peuple : dans la tradition plus dure et plus complexe des Nombres, où ceux qui s’adonnent à la fringale sont ensuite punis par Dieu, c’est uniquement la lassitude qui fera demander aux Hébreux de la viande, en simple complément à l’aliment miraculeux.
Hormis qu’elle tombe du ciel et se fige en rosée granuleuse « comme du givre sur le sol » (Ex, 16, 14), la nature de la manne n’est pas précisée :
Les enfants d’Israël regardèrent et ils se dirent l’un à l’autre : Qu’est-ce que cela ? car ils ne savaient pas ce que c’était. Moïse leur dit : C’est le pain que L’Éternel vous donne pour nourriture. (Ex, 16, 15)
La maison d’Israël donna à cette nourriture le nom de manne. (Ex 16, 31)
« Qu’est-ce que cela ? » de l’Exode 15 correspond à l’interrogation « Mân hou ? » dans le texte hébreu, et c’est apparemment l’étymologie populaire avancée pour le mot « manne » (latin écclésiastique manna, hébreu man d’après le Petit Robert, 1971). Nous pourrions effectuer un nouveau rapprochement avec le texte « Du Lembas », dont le sous-titre elfique est « Mana i·Coimas Eldaron ? », soit « Qu’est-ce que le pain de vie des Elfes ? ». La ressemblance dans la formulation de la question, après tout ce que nous avons vu, n’est peut-être pas complètement anodine. On notera aussi la ressemblance, de manière probablement fortuite, entre « manne » et le pronom interrogatif elfique mana « what ? » — L’interrogatif ma- et ses dérivés apparaissaient déjà dans une ancienne grammaire qenya inédite conservée à l’université Marquette (donc un état de langue bien antérieur à la rédaction du Seigneur des Anneaux). Bien que la forme mana ne soit attesté que dans ce texte-ci, on peut parler de coïncidence, encore qu’il serait tentant d’y voir un jeu de mots.
e lembas, don des Puissances d’Arda comme l’est « le pain descendu du ciel », partage avec la manne son origine divine et sa capacité à suffire comme seule nourriture. La ressemblance ne saurait être poussée plus loin, mais il existe dans l’Ancien Testament une autre mention d’un aliment aux vertus énergétiques miraculeuses — ce qui n’était pas le cas de la manne envoyée par Dieu chaque matin. Il s’agit de la galette donnée au prophète Élie dans les Rois, durant la marche au terme de laquelle Dieu se révéla à lui :
3 Élie […] 4 alla dans le désert où, après une journée de marche, il s’assit sous un genêt, et demanda la mort, en disant, C’est assez ! Maintenant, Éternel, prends mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères. 5 Il se coucha et s’endormit sous un genêt. Et voici, un ange le toucha, et lui dit, Lève-toi, mange. 6 Il regarda, et il y avait à son chevet un gâteau cuit sur des pierres chauffées et une cruche d’eau. Il mangea et but, puis se recoucha. 7 L’ange de l’Éternel vint une seconde fois, le toucha, et dit, Lève-toi, mange, car le chemin est trop long pour toi. 8 Il se leva, mangea et but ; et avec la force que lui donna cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu, à Horeb. (1R, 19, 3–8)
Pour les Chrétiens, cette galette préfigure l’hostie — comme Élie préfigure lui-même le Christ et sa tentation de quarante jours dans le désert21). Or nous retrouvons là toutes les caractéristiques du lembas, et ce sans avoir à forcer le texte plus qu’il n’est nécessaire :
ans les Rois (1R 17, 11–13), un peu plus tôt pendant son périple, Élie, guidé par Dieu, se fait préparer une autre galette par une veuve qui l’héberge. Cette galette miraculeuse23) n’est certes pas celle de (1R, 19, 6) — mais c’était sans doute dans les attributions générales des femmes de préparer le pain et la nourriture.
Par ailleurs, il est dans les fonctions des Lévites servant le Temple de Yavhé de s’occuper des galettes sans levain :
Ils sont aussi chargés du pain à disposer en rangées, de la fleur de farine destinée à l’oblation, des galettes sans levain, de celles qui étaient préparées à la plaque ou sous forme de mixture… (1Ch, 23, 29)
Chez Tolkien, toujours en suivant « Du Lembas », le lembas, nourriture « sacrée » par sa provenance des terres bénies d’Aman, n’est préparé que par les Yavannildi, les jeunes filles initiées au secret de sa fabrication, et — pourrions nous-dire à leur titre — initiées aux mystères de Yavanna. Seule une reine, ou la plus noble des femmes elfiques d’une peuplade, en est alors dépositaire et décide seule à qui l’attribuer, raison pour laquelle on la nomme la Dame, ou la Donneuse de Pain24).
Il n’est évidemment pas utile ici de déifier Yavanna ou de supposer un quelconque culte aux Valar : comme Tolkien s’en explique ailleurs, les Valar ne sont au plus que des « archanges » intérmédiaires entre Eru et sa création. Mais il n’en reste pas moins vrai que Tolkien sacralise dans ce passage la fabrication du lembas. On touche presque à une forme de rituel ici, aux mains d’initiées seules dépositaires du savoir25) (cf. le prêtre-chamane chez Mircea Eliade). Les effets du lembas sont autres que la seule préparation à la grâce : il y a réellement une grâce accordée.
es arguments que nous avons assemblés dans cet essai témoignent, encore une fois, qu’il est difficile de trouver une analogie point-à-point entre le merveilleux tolkienien et un élément mythologique ou religieux donné. Il serait vain de suivre les commentateurs qui n’ont vu dans le lembas uniquement qu’un reflet de l’hostie — ou, ainsi que nous l’avons montré, de la manne, et plus encore de la galette d’Élie, qui contient bien plus de points communs avec le lembas que tout autre aliment dans la Bible.
Faut-il, dès lors, chercher une vérité dans les rapprochements effectués jusqu’ici ? Se peut-il, par exemple, que Tolkien ait consciemment pensé aux galettes d’Élie en inventant le lembas, introduisant volontairement de nombreux recoupements dans son roman ? Cela pourrait expliquer sa réticence à reconnaître l’analogie entre lembas et hostie perçue par ses commentateurs, sans lui attribuer une quelconque mauvaise foi : on pense plus facilement à l’hostie qu’au gâteau d’Élie, mais Tolkien n’aurait pas souhaité dévoiler ses sources et briser la magie du récit. Ou se peut-il qu’il y ait songé inconsciemment, et que mis devant le fait, il n’ait pas souhaité se rétracter — mais n’ait pas cherché non plus à abonder dans ce sens, jugeant le sujet blasphématoire ?
En fait, le problème doit être présenté autrement. Tolkien n’aurait probablement pas apprécié l’idée que le lembas puisse être simplement comparé à l’hostie. Ce qu’il disait de Gandalf dans ses lettres reste applicable ici26) :
Ainsi Gandalf a affronté la mort, et l’a subie ; et il est revenu, ou a été renvoyé, comme il le dit, avec un plus grand pouvoir. Mais bien que cela puisse rappeler les Évangiles, ce n’est en réalité pas du pareil. L’Incarnation de Dieu est chose infiniment plus grande que tout ce que je pourrais oser écrire. Ici, je ne m’intéresse qu’à la Mort en tant que partie de la nature, physique et spirituelle, de l’Homme, ainsi qu’à l’Espoir en l’absence de certitudes.
Le Seigneur des Anneaux ne saurait être une allégorie biblique, même si l’on ne doit pas se fermer à des inspirations catholiques. Le fait que Tolkien ne rejette pas la suggestion que le lembas puisse évoquer l’hostie, tout en restant silencieux — ou plutôt distant — devant l’idée, est peut-être davantage significatif. Pain de route, pain de vie, secret protégé des Elfes et viatique miraculeux : la symbolique du lembas se rattache finalement à ces « histoires humaines des elfes [qui] sont sans nul doute emplies de l’Evasion de l’Immortalité […] Peu de leçons y sont davantage enseignées que le fardeau de cette sorte d’immortalité ou plus exactement de cette vie de série assez interminable vers laquelle le « fugitif » voudrait s’enfuir » (Tolkien, Faërie). C’est alors plutôt sous l’angle d’un syncrétisme mythologique27) qu’il faudrait considérer la question, en écho avec les propos de Mircea Eliade28) reprenant L. Beirnaert :
[…] même si les images et le symbolisme du sacramentalisme chrétien ne renvoient pas le croyant « d’abord à des mythes et à des archétypes immanents, mais à l’intervention de la Puissance divine dans l’histoire, ce sens nouveau ne doit pas faire méconnaître la permanence du sens ancien. En reprenant les grandes figures et les symbolisations de l’homme religieux naturel, le christianisme a repris aussi leurs virtualités et leurs puissances sur la psyché profonde. La dimension mythique et archétypique, pour être désormais subordonnée à une autre, n’en reste pas moins réelle.
Au-delà de la simple — mais importante — analogie avec le gâteau d’Élie, l’hostie ou la manne, le lembas renvoie plus largement à un symbolisme antérieur, repris et réinterprété par la culture judéo-chrétienne. Tout en concédant que « c’est l’Image comme telle, en tant que faisceau de significations, qui est vraie, et non pas une seule de ses significations ou un seul de ses nombreux plans de référence » 29), nous pouvons nous pencher sur le symbolique, plus générale, du pain.
Suivant le Dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant30), le pain est le symbole de nourriture essentielle (a contrario, le lembas n’a que des propriétés nutritives exceptionnelles). S’il est vrai que l’homme ne vit pas seulement de pain, c’est encore le nom de pain que l’on donne à sa nourriture spirituelle, ainsi qu’au Christ eucharistique, le pain de vie. C’est le pain sacré de la vie éternelle dont parle la liturgie (si coimas signifie aussi pain de vie, c’est essentiellement pour ses pouvoirs guérisseurs, à nuancer comme nous l’avons précedemment vu). Les pains de proposition des Hébreux n’avaient pas eux-mêmes une signification différente. Et le pain azyme — dont l’hostie est aujourd’hui composée — représente à la fois, dit Saint Martin, l’affliction de la privation, la préparation à la purification et la memoire des origines. Le pain — sous les espèces eucharistiques — se rapporte traditionnellement à la vie active, et le vin à la vie contemplative.
voquant le vin eucharistique, il serait logique, après ces longs développements sur le lembas, de nous pencher sur un autre élément du merveilleux tolkienien avec lequel il présente quelques similitudes : l’hydromel des Valar et des Elfes. Commençons par rappeler ce que Tolkien disait du miruvórë31) :
Si l’on en croit les Eldar, un mot dérivant de la langue des Valar ; le nom qu’ils donnaient à la boisson servie lors de leurs fêtes. Sa fabrication et le sens de son nom n’étaient pas connus avec précision, mais les Eldar pensaient qu’il était fabriqué à partir du miel des fleurs immortelles des jardins de Yavanna, bien qu’il eût été clair et translucide. [À comparer avec le nêktar des dieux de l’Olympe. Mais le rapport entre ce mot et ‘miel’ est principalement dû aux botanistes modernes (bien qu’Euripide emploie nêktar melissân ‘boisson divine des abeilles’ comme métaphore poétique pour ‘miel’). Une étymologie plus probable pour nêktar est ‘qui vainc la mort’ (cf. ambrosia ‘immortalité’, la nourriture des dieux)].
L’origine valarine (V. mirubhôzê-) est confirmée par The War of the Jewels32), sans plus de précision sur le sens, si ce n’est que mirub- signifie « vin ». Le miruvor, comme la farine servant à la fabrication du lembas, s’avère donc :
Reprenons le Dictionnaire des symboles précédemment évoqué, et prolongeons la réflexion :
n conclusion, il ne s’agirait surtout pas ici de comparer le miruvórë au vin eucharistique, sang du Christ, ni même de surenchérir sur les différents symboles résumés ci-dessus. Comme pour le lembas, les précautions sont de mises. Car au final, c’est à nouveau tout un réseau de symboles universels, entre le pain et le vin, qui viennent nuancer par petites touches le tableau que nous avons dressé.
Tolkien devait connaître la saveur et le sens de ce symbolisme d’immortalité, déjà présent dans les mythologies anciennes et que le christianisme a ensuite utilisé et élargi. « Je suis en fait un Hobbit », disait-il avec ce ton ironique, plein de modestie, qui lui est propre, après avoir commenté le rapide « lembas ~ hostie » d’un critique : c’est probablement qu’il avait dû être amusé qu’on puisse aboutir à une pareille conclusion tranchée, sachant tout à la fois que son roman ne s’arrête pas à une seule interprétation consciente… mais aussi qu’elle le dépasse lui-même, comme toute œuvre d’une vie passée à étudier le langage et les ressorts de la mythologie.