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L'Arc et le Heaume n°2 - Les Animaux chez Tolkien.
Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
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L'Arc et le Heaume n°2 - Les Animaux chez Tolkien.
l’entrée « raven », l’Oxford English Dictionary précise :
Le corbeau commun s’apprivoise facilement, mais il est nuisible et voleur, et la croyance populaire le considère comme un oiseau de mauvais augure au comportement mystérieux1).
Dépeint sous un jour défavorable dans de nombreux pays d’Europe, cette description univoque du corbeau n’est guère surprenante. Toutefois, il n’en fut pas toujours ainsi2).
La figure du corbeau est à l’origine ambivalente. Dans la mythologie nord-germanique, le corbeau a pour fonction d’être au service de la vie tout en étant annonciateur de la mort3). Également lié à la connaissance et au savoir, le corbeau seconde Odin, divinité ambiguë par excellence dont l’un des noms est hrafnagud « dieu aux corbeaux » (ou hrafnaas « ase aux corbeaux »). De la poésie scandinave aux poèmes anglo-saxons, la figure du corbeau a ainsi inspiré de nombreux scaldes et scops, comme dans les Eddas ou Beowulf4). Elle a aussi marqué de son empreinte les œuvres d’écrivains anglophones tels que W. Shakespeare5), E.A. Poe6) et J.R.R. Tolkien, bien sûr.
De fait, la figure du corbeau est également ambivalente dans le légendaire, à l’instar de celle du chat7). Maléfique dans le Lai de Leithian, elle apparaît sous un jour favorable, si ce n’est bénéfique, dans Bilbo le Hobbit. Loin de disparaître des écrits ultérieurs de J.R.R. Tolkien, elle transparaît également dans certaines scènes du Seigneur des Anneaux. L’inclusion du Hobbit dans le légendaire y a cependant escamoté l’aspect négatif du corbeau, remplacé par la figure maléfique de la corneille. Après avoir été associées dans les premiers temps du légendaire, ces deux espèces de corvidés vont devenir antagoniques.
es corbeaux sont mis en scène pour la première fois dans le Lai de Leithian, la version poétique de l’histoire de Beren et Lúthien (1925-1930)8). Associés aux loups, à la guerre et à la mort, ils ne sont pas sans évoquer les « animaux de bataille » de la littérature nord-germanique. Tolkien a toutefois retravaillé ce motif avant de l’inclure dans son poème, où les corbeaux apparaissent comme des oiseaux de proie au service des Ténèbres.
es sociétés païennes de l’Europe du Nord considéraient traditionnellement le corbeau, l’aigle et le loup comme les charognards des champs de bataille, les appelant « bêtes de carnage » ou « animaux de bataille »9). Ces espèces étaient associées à Odin, Dieu de la Bataille et Seigneur des Morts. En vieil anglais, le corbeau est ainsi désigné par le kenning wælceasega « celui qui choisit les morts » ; l’aigle par guðfugel « oiseau de guerre » et par hræsvelger « celui qui engloutit les corps » en vieil islandais. Et dans cette langue le loup se dit varg (wearg en vieil anglais) « hors-la-loi, félon, criminel, maudit ».
Appartenant à la tradition orale des formulae, le motif antique des « bêtes de carnage » a largement été utilisé pour décrire les scènes de bataille mais aussi pour approfondir le sens d’un poème. Formule esthétique, c’est aussi un motif herméneutique. Ainsi, l’aigle est souvent associé aux héros et aux rois, alors que le loup a toujours une connotation négative (certainement associée à la figure du monstre lupin Fenrir) tandis que le corbeau représente l’inéluctabilité du destin, que ce soit en termes de défaite ou de victoire. Bon ou mauvais, le croassement du corbeau est toujours interprété comme un avertissement. Apparaissant dans certaines chroniques comme The Anglo-Saxon Chronicle, le motif des « animaux de bataille » est un topos de la poésie en vieil anglais, employé dans Exodus, The Wanderer, The Battle of Maldon, The Fight at Finnesburg, Judith, Elene et Beowulf - œuvres étudiées par Tolkien. Dans le commentaire de sa traduction du poème Exodus du début des années 1930, il note ainsi :
Les herefugolas [« oiseaux de bataille »] qui accompagnaient le loup, le récolteur d’occis, étaient traditionnellement le corbeau et l’aigle. Dès qu’ils en avaient l’opportunité, les anciens poètes utilisaient ce motif, qui autrefois exprimait une sombre réalité, mais qui était cependant devenu récurrent et convenu (bien avant qu’aucun texte en notre possession aujourd’hui ne soit composé). Il possède des racines profondes, en rapport avec les croyances et symboles des cultes païens ; en particulier avec le sombre nécromancien Woden/Odin (comme hangaguð, cf. Beow, 2444-9). Le corbeau, le loup et l’aigle apparaissent dans toutes les scènes de bataille10).
Lié au paganisme, Tolkien souligne de nouveau ce rapport entre le corbeau, la nécromancie et Odin dans son essai Du conte de fées (1938-1939) : « […] Odin le Goth, nécromancien, qui nourrit les corbeaux, dieu des morts au combat »11). Le rappel de cet autre nom du hrafnagud n’est pas anodin. Le nom proto-germanique *Gutaniz « Goth » dériverait en effet du verbe *geutan « verser », formé à partir de la racine indo-européenne *gheu- « verser une libation, offrir un sacrifice »12). Le nom Gautr, qui apparaît dans l’Edda poétique pour désigner Odin, pourrait ainsi signifier « Celui qui est choisi pour être la victime (sacrificielle) », soulignant son lien avec la magie thanatique.
Assimilée au chamanisme, la nécromancie est cette pratique divinatoire qui consiste à invoquer les morts pour obtenir connaissance et pouvoirs13). Perçue au XVIIe siècle comme un commerce diabolique, la Bible la condamne explicitement dans le Deutéronome (18:10-12) :
On ne trouvera chez toi personne qui fasse passer au feu son fils ou sa fille, qui pratique divination, incantation, mantique ou magie, personne qui use de charmes, qui interroge les spectres et devins, qui invoque les morts. Car quiconque fait ces choses est en abomination à Yahvé ton Dieu, et c’est à cause de ces abominations que Yahvé ton Dieu chasse ces nations devant toi14).
Or, dans la mythologie nord-germanique, le corbeau est « celui qui choisit les morts » sur les champs de bataille pour le compte d’Odin qui, à la fois devin et sorcier, est considéré comme un dieu chaman. Les valkyries remplissent d’ailleurs la même fonction. Au service d’Odin, ces femmes-oiseaux choisissent les einherjar, « guerriers uniques » morts au combat, pour peupler le Walhalla dans l’attente du Ragnarök. Si dans son commentaire d’Exodus Tolkien prend soin de distinguer le corbeau (wælceasega) de la valkyrie (wælcyrige), il reconnaît cependant que :
[Ce mot très ancien] dérivait partiellement des vrais charognards des champs de bataille, transformés dans l’imagination mythologique ; et partiellement des pratiques nécromanciennes des suivantes des magiciens odiniques15).
À l’origine, la wælcyrige est en effet une femme qui sacrifie des humains, se servant de leur sang dans un but divinatoire. À l’instar d’Odin, elle est en lien avec le monde du double dont relèvent les transformations zoomorphes, notamment en loup-garou16), et assimilées au Moyen-Âge aux métamorphoses comme la lycanthropie. De fait, le corbeau dispute régulièrement au loup les cadavres sur les champs de bataille, comme le rapporte Beowulf (v. 3024-3027) :
Mais le noir corbeau,
prompt à repérer les victimes,
tiendra maints discours,
racontant à l’aigle
sa bonne fortune au festin
où il disputa au loup
les dépouilles du carnage17).
Liés à Odin par les corbeaux Hugin « Pensée » et Munin « Mémoire », et les loups Geri « Affamé » et Freki « Avide », ces deux espèces de charognards sont par conséquent souvent associées dans la poésie nord-germanique.
À n’en pas douter, ces rapports avec Odin (tels que les ont interprétés les lettrés chrétiens du Moyen Âge) participent de l’image folklorique du corbeau en tant qu’oiseau de proie et de mauvais augure. Elle permet à Tolkien de l’assimiler à Thû, le nécromancien maléfique du Lai de Leithian, parfois appelé « Seigneur des Loups », mais surtout connu sous le nom de Sauron.
ans le Lai de Leithian, les corbeaux obéissent en particulier à Draugluin, le terrible suppôt de Sauron. Croisement entre un loup et un esprit envoyé par Morgoth, ce monstre lupin est le seigneur des loups-garous du Beleriand, notamment du terrible Carcharoth. Et, à l’image de Tevildo avec ses chats, il règne par la terreur sur les loups et autres « bêtes de sang » qui le haïssent en retour (v. 2710-2715) :
D’un loup-garou en perfidie
sans égal, maître en horreur :
c’est Draugluin, seigneur infernal
loup-garou : loup ou animal
tous l’ont à jamais maudit ;
de chair d’homme et elfe, oui,
il aimait être repu
couché sous le trône de Thû18).
Insatiable, Draugluin se repaît de la chair de ses victimes aux pieds de son maître dans la tour de l’Île du Sorcier, à l’image des voraces Geri et Freki vivant aux côtés d’Odin dans le Walhalla. Et comme lui, le « Seigneur des Loups » maîtrise l’art de la nécromancie, ayant sous son sombre commandement des hordes de revenants : les loups-garous de l’Île du Sorcier, appelée Tol-in-Gaurhoth en sindarin, soit l’« Île des Loups-Garous » (v. 2073-2078) :
Par art de nécromancien
tous à sa botte il les tient
fantômes et spectres errants,
avortons ou monstres souffrants
sa garde loup-garou servile
protège du Magicien l’Île19).
De fait, Sauron est le plus puissant vassal de Morgoth et, sous ses ordres, corbeaux et loups suivent sur les champs de bataille les armées du Noir Ennemi. Et tout comme le nécromancien au « hurlement frissonnant », le corbeau entame un effroyable chant de mort à l’approche du carnage, attendant avec le loup le moment du festin (v. 116-122) :
Sans pitié,
légions que Haine commandait,
corbeau et loup obéissaient ;
les noirs corbeaux ont un grand cri,
sur les drapeaux noirs et ce cri
hideux et terrible va porter
delà la pestilence du charnier20).
Si les « drapeaux noirs » renvoient à l’héraldique en usage dans les armées de Morgoth21), ils évoquent également le motif odinique de la bannière au corbeau22). Plusieurs sagas23) et chroniques24) rapportent en effet certaines batailles entre Scandinaves et Anglo-Saxons au cours desquelles cette bannière fut déployée25). Souvent tissée par des femmes (parfois assimilées aux valkyries), elle était signe de victoire pour l’armée qui la déployait et présage de défaite pour la troupe ennemie.
Le sinistre chant du corbeau et la bannière noire seraient ainsi les signes d’une mort inexorable. L’image du sang associée à celle de l’obscurité (que la noirceur du plumage du corbeau symbolise) reviennent d’ailleurs à plusieurs reprises dans le poème (v. 255-256 ; v. 2193-2200) :
Croassant, de leurs becs tombait
une goutte de sang […]26).
Alors l’ombre se réunit, grandit
abat sur Valinor la nuit
le sang afflue […].
Le vent tombe. Le loup hurle. Les corbeaux fuient27).
De fait, certains kennings soulignent ce lien entre corbeau et sang qui peut se dire en vieil islandais Hugins drekka « boisson de Hugin », tandis que le guerrier peut être fetrjóðr Hugins « celui qui rougit les serres de Hugin ». Un autre kenning associe pareillement loup et sang, le guerrier se nommant úlfs tannlituðr « celui qui rougit les dents du loup ».
Charognard, le corbeau se nourrit des cadavres sur les champs de bataille, à l’instar de Draugluin qui dévore la chair sanguinolente des Elfes et des Hommes. Dans la poésie nord-germanique, les guerriers morts au combat s’appellent d’ailleurs « pitances du corbeau ». Or, dans le Lai de Leithian, les corbeaux apparaissent comme des nécrophages qui hantent les charniers et les fosses communes (v. 2103-2107 ; v. 3268-3271) :
Trente par nous furent tués
puis nous avons leurs corps jeté
au trou. Où passa notre faux
chantent chouettes et corbeaux28).
Terre de Soif, Dor-na-Fauglith,
fut appelé le lieu maudit,
le tombeau ouvert aux corbeaux
de nobles et braves vassaux29).
Tolkien associe également les corbeaux à l’image de la potence, instrument qui sert au supplice de la pendaison, soulignant en filigrane le rapport qui unit ces oiseaux à la mort, et plus particulièrement à la nécromancie (v. 251-254) :
Les arbres
sont nus, souffle un vent macabre
sur les plumes des noirs corbeaux
couvrant leurs branches et rameaux30).
Dans les Hávamal, est en effet rapporté comment Odin resta pendu neuf nuits au frêne Yggdrasill, l’« Arbre battu des vents », afin d’acquérir un savoir sacré. L’un des noms du dieu nécromancien est ainsi hangagud « dieu des pendus ». Peut-être faut-il voir dans les « aulnes alignés » sur lesquels reposent corbeaux et corneilles un autre signe discret de ce lien31). Ou peut-être s’agit-il de quelque rangée de gibets n’attendant que les cadavres de suppliciés à exposer (v. 283-288) :
Corbeaux et corneilles avaient pris
en rang les aulnes ; l’un croassa :
« Ha ! Beren trop tard se pressa »,
« Trop tard ! Trop tard ! » fit leur écho.
Beren enfouit alors les os
de son père sous les rochers […]32).
Oiseaux de proie avides de cadavres à dépecer, le rôle des corbeaux reste toutefois minime. Évoluant dans des décors portant le signe de la mort, ils sont le plus souvent décrits au repos, croassant des chants morbides ou des paroles funestes. Figures du mal dans le Lai de Leithian, leur présence soulignerait alors la souffrance et la cruauté de la guerre. Les corbeaux seraient ainsi porteurs de la peur de la mort, œuvre de Morgoth.
Empruntant plusieurs thèmes et motifs au Lai de Leithian, Tolkien a notamment réintroduit dans Bilbo le Hobbit la figure du Nécromancien, mais aussi le thème des « animaux de bataille » lors de sa rédaction (1930-193333) ). Si dans un premier temps les corbeaux apparaissent aux côtés des corneilles comme des oiseaux de proie reconnaissant la suzeraineté de Smaug34), Tolkien va toutefois les employer par la suite dans un rôle à contre-courant de celui de leurs congénères du Lai de Leithian.
lors que les wargs apparaissent dans Bilbo le Hobbit (1937) comme de probables descendants de Draugluin ou de Carcharoth, les corbeaux y sont dépeints sous un jour nettement plus favorable que dans le Lai de Leithian. Leur rôle s’avère aussi beaucoup plus déterminant. Ils sont de précieux et discrets auxiliaires de Gandalf dans sa tâche en Terre du Milieu.
urgissant dans la partie du récit que Tolkien jugeait la plus proche par le ton et le style du « Silmarillion », l’intervention des corbeaux de la Montagne Solitaire est aussi soudaine que décisive. Alors que la convoitise pour le trésor du dragon mort est sur le point de déboucher sur un conflit inique entre les Nains, les Elfes et les Hommes, ils agissent pour préserver la paix entre les peuples du Rhovanion septentrional.
Opposés à un recours aux armes, ils sont en effet favorables à l’instauration de pourparlers diplomatiques entre les Nains de Thorin et les armées de Thranduil et de Bard qui assiègent la Montagne Solitaire. Roäc suggère ainsi :
La nouvelle de la mort du gardien s’est déjà répandue de tous côtés […] ; bien des gens sont avides de s’assurer une part du gâteau. […] Si vous voulez suivre mes conseils, vous […] vous fierez […] à [Bard]. Nous verrions de nouveau régner la paix entre les nains, les hommes et les elfes après la longue désolation35).
S’ils interviennent en faveur des Nains, les corbeaux sortent toutefois de Bilbo le Hobbit avant la Bataille des Cinq Armées. Étonnamment, alors qu’ils participent de la tactique des Nains pour rompre le siège de la Montagne Solitaire, ils ne jouent aucun rôle durant le grand affrontement final, à la différence des aigles et des wargs. D’ailleurs, J. D. Rateliff constate : « Les corbeaux de la montagne (dont on aurait pu s’attendre à ce qu’ils se battent contre les chauve-souris) n’apparaissant dans aucun récit de la bataille »36). De fait, ils ne désirent rien d’autre que voir la paix et la prospérité revenir dans la Désolation du Dragon, cette terre gaste sans roi – ce qui ne laisse pas d’étonner Rateliff : « De façon assez remarquable, nous avons ici un oiseau charognard s’opposant à la guerre »37).
Mais pour que la paix revienne, chaque partie doit trouver dans le trésor de Smaug une juste compensation à ses souffrances passées. À l’époque du règne de Thrór, les relations entre les habitants de Dale et les Nains d’Erebor étaient ainsi régies par un ensemble d’échanges commerciaux qui assuraient la stabilité et la prospérité dans la région, comme se le remémore Thorin :
Les Rois avaient accoutumé d’appeler nos forgerons et de récompenser très richement même les moins habiles. Les pères nous suppliaient de prendre leurs fils comme apprentis et nous payaient généreusement, surtout en vivres, que nous ne nous souciions jamais de faire pousser ou de nous procurer par nous-mêmes. Somme toute, ce fut pour nous un heureux temps38).
Roi sous la Montagne devenu immensément riche, Thrór était traité avec grand respect par les Hommes de la région (et certainement aussi par les Elfes)39). Près de deux siècles après l’assaut de Smaug, l’opulence de son règne est d’ailleurs encore célébrée par les habitants d’Esgaroth dans leurs chants : « D’autres chantaient aussi que Thrór et Thrain reviendraient un jour, que l’or coulerait dans les rivières par les portes de la Montagne et que tout ce pays retentirait de nouveaux chants et de nouveaux rires »40).
Est-ce la munificence de son règne qui conduisirent le père de Roäc, Carc, et sa mère à s’installer sur une hauteur de la Montagne Solitaire, appelée depuis Ravenhill ? Toujours est-il qu’à l’époque de la royauté de Thrór, Nains et corbeaux s’échangeaient informations secrètes contre objets semi précieux. Ainsi, Balin se souvient :
Il existait autrefois une grande amitié entre [les corbeaux] et les gens de Thrór ; ils nous apportaient souvent des nouvelles secrètes, et nous les en récompensions en leur donnant des objets brillants qu’ils convoitaient pour les emporter dans leurs demeures41).
Dotés d’une grande mémoire, les corbeaux de la Montagne Solitaire apparaissent de fait comme les dépositaires des souvenirs du glorieux règne de Thrór. Roäc se rappelle ainsi : « Je n’oublie pas ce que mon père m’a dit. [N]ous nous souvenons encore du roi qui régnait jadis »42).
Littéralement merveilleux, son règne était donc marqué par une relation d’amitié durable avec les corbeaux - mais aussi avec les grives, selon Thorin : « Les grives sont de bons et gentils oiseaux – […] l’ancienne race qui vivait par ici [fut] apprivoisée des mains de mon père et de mon grand-père »43). Dans des brouillons de Bilbo le Hobbit, les Nains possédaient d’ailleurs la capacité magique pour comprendre le langage des grives44), tout comme Roäc devait connaître la langue des Nains45) – ce qui est remarquable au regard de son caractère « secret ». Certains traits communs soulignent ainsi leurs liens : leur nombre restreint, leur relative vieillesse et leur goût pour les richesses amassées.
Alliés et amis du peuple de Thrór, les corbeaux devaient initialement jouer un rôle plus important encore lors du siège de la Montagne Solitaire. Dans une série de notes préparatoires à l’écriture de Bilbo le Hobbit, Roäc rassemble son peuple pour briser le blocus des armées elfiques et humaines et établir un pont aérien afin d’apporter de la nourriture aux Nains assiégés (sous le tir des archers de Thranduil !) :
Offers also to <assemble> <their> folk and bring food far and wide. […]
Each of the ravens fly bringing meat and bread.
[…]
Stores run low for the elves shoot at the ravens46).
Les corbeaux de la Montagne Solitaire se font ici pourvoyeurs de nourriture, à l’image des corbeaux de l’histoire de Herjólfur et de Vilborg47) ou de ceux du premier Livre des Rois de la Bible qui ravitaillent le prophète Elie (17:4 et 17:6) : « Tu boiras au torrent et j’ordonne aux corbeaux de te donner à manger là-bas. […] Les corbeaux lui apportaient du pain et de la viande le matin, du pain et de la viande le soir, et il buvait au torrent »48).
Tolkien n’a toutefois pas conservé ce rôle dans la version publiée du Hobbit, insistant plutôt sur la volonté des corbeaux de la Montagne Solitaire de voir les peuples de la région s’entraider. Dans une scène qui n’est pas sans évoquer un passage de Macbeth49), Roäc avertit ainsi Thorin de l’imminence de l’hiver, sur les talons des armées elfiques et humaines : « Comment vous nourrirez-vous sans l’amitié et la bonne volonté des régions d’alentour ? »50).
À ce premier rôle se substitue celui de guide. Le corbeau est en effet réputé indiquer le bon chemin durant la navigation, comme dans le Sturlubók, le « Livre de la colonisation de l’Islande », selon la version de S. Thordarson51), ou comme dans la Bible, où la Genèse (8:6-7) rapporte qu’après le Déluge : « Au bout de quarante jours, Noé ouvrit la fenêtre qu’il avait faite à l’arche et il lâcha le corbeau, qui alla et vint en attendant que les eaux aient séché sur la terre »52). Un corbeau guide ainsi Fíli et Kíli dans les parages de la Montagne Solitaire à la recherche des poneys ayant survécus à la voracité de Smaug pour récupérer leur équipement, notamment ce qui reste en vivres. Le rôle de pourvoyeurs de nourriture des corbeaux ne disparaît donc pas complètement :
Trois de leurs poneys avaient réchappé et vagabondaient en liberté assez loin en aval sur les rives de la Rivière Courante, près de l’endroit où ils avaient laissé le reste de leurs provisions. Aussi, […] Fíli et Kíli furent-ils dépêchés, sous la conduite d’un corbeau, afin de retrouver leurs poneys et de rapporter tout ce qu’ils pourraient53).
Malgré la brièveté de leur intervention54), les corbeaux jouent donc un rôle substantiel dans les événements qui surviennent après la mort de Smaug. Signe de leur importance relative, c’est la seule espèce animale parlante dont certains de ses spécimens sont connus par leurs noms. À l’instar de personnages illustres comme Thorin fils de Thráin, Roäc inscrit d’ailleurs son identité dans une généalogie patrilinéaire55). Au service de la vie, les corbeaux de la Montagne Solitaire apportent non seulement une aide tactique aux Nains mais aussi un soutien moral.
ans certains manuscrits du Hobbit, un autre lien unissait les corbeaux aux Nains. Ces derniers étaient en effet les seuls à pouvoir résister au maléfice du dragon pesant sur le trésor de la Montagne Solitaire, à la différence des Hommes, des Elfes et de Bilbo56) ! Cette sagesse faisait alors écho à celle des corbeaux, qu’ils continuent d’ailleurs à transmettre à leur progéniture dans le roman publié. Mais avec l’introduction de l’avidité des Nains dans le cours de l’intrigue, ce lien a disparu - ou plutôt, Tolkien l’a déplacé sur les corbeaux et un autre personnage : Gandalf.
Rencontrant Elrond à Rivendell, la grandeur de ce maître du savoir demi-elfe n’aura sans doute pas échappé au lecteur : « Il avait le visage aussi noble et beau qu’un seigneur elfe, la force d’un guerrier, la sagesse d’un mage : il était aussi vénérable qu’un roi des Nains, aussi bon que l’été »57). En le décrivant comme aussi « sage qu’un mage », c’est la sagesse même de Gandalf qui est indirectement soulignée. Les deux termes sont d’ailleurs associés dans une même phrase à deux reprises pour le décrire :
Il arrive que les bons plans de sages magiciens tels que Gandalf ou de bons amis tels qu’Elrond deviennent erronés quand on s’engage en de dangereuses aventures au-delà de la Limite du Désert ; et Gandalf était un magicien assez sage pour ne pas l’ignorer58).
Ayant participé de février 1919 à mai 1920 au projet de l’OED (entamé en 1857) en débutant comme lexicographe59), Tolkien connaissait parfaitement le lien étymologique entre les mots wise « sage » et wizard « mage », comme le montre d’ailleurs sa correspondance : « Je me risquerai à dire qu’il [Gandalf] était un « ange » incarné, à strictement parler un αγγελος : c’est-à-dire, avec les autres Istari, mages [wizards], « ceux qui savent »60). Wizard est en effet un substantif de l’adjectif wise venant du vieil-anglais wis. Relié au verbe witan « savoir », il dériverait de la racine indo-européenne *wid- « voir », la racine *weid- ayant donné quant à elle le mot « vision »61). Le mage est donc celui qui possède la connaissance et la sagesse. De fait, Gandalf est décrit comme détenant un grand savoir et une grande mémoire, à l’instar des corbeaux de la Montagne Solitaire : « Les Nains et le Hobbit, avec l’assistance des sages conseils d’Elrond comme des connaissances et de la mémoire de Gandalf, prirent la bonne voie vers le col voulu »62).
Cette similitude permet à M. Burns d’affirmer que Roäc seconde indirectement Gandalf dans sa mission63). Partageant de nombreux traits avec Odin, le mage est en effet en relation avec les oiseaux, notamment les aigles64) : « Le magicien et le seigneur aigle avaient l’air de se connaître un peu et même d’être en relations d’amitié »65). Dans la culture nord-germanique, les mages sont ainsi réputés connaître la langue des oiseaux, leur permettant d’acquérir connaissance et savoir66). C’est l’une des fonctions d’Hugin et de Munin qui apportent tous les jours à Odin des nouvelles des neuf mondes, tout comme les corbeaux de la Montagne Solitaire servent de messagers pour le compte de Thorin et des siens.
Comme Gandalf au début de l’histoire, ils jouent également un rôle de conseillers auprès des Nains, à l’image de Roäc suggérant au chef de la Compagnie de faire confiance à Bard. Et tout comme le mage conseille aux peuples libres d’oublier leurs griefs afin de s’allier contre les Orcs, Roäc donne en substance le même conseil à Thorin quand il l’invite à renouer les anciennes alliances contractées par son illustre aïeul. Mais, au contraire de Gandalf qui n’hésite pas à le tancer, le chef des corbeaux répond favorablement aux demandes du descendant de Thrór, pourtant sous l’emprise de l’avarice.
Suggérant plutôt qu’imposant, Roäc exprime toutefois sa perplexité quand lui est demandé de prévenir les colonies naines de s’armer pour briser le siège de la Montagne Solitaire : « Je ne saurais dire si ce dessein est bon ou mauvais, croassa Roäc ; mais je ferai ce qui est possible »67). Il affiche même ouvertement sa désapprobation lorsque l’armée de Dáin Pied d’Acier arrive à marche forcée à la Montagne Solitaire : « Je crains qu’il n’y ait bataille dans la vallée. Je ne trouve pas cette décision bonne »68). Le chef des corbeaux de la Montagne Solitaire laisse cependant le choix de la décision finale à Thorin, arguant que seule la sagesse doit guider sa conduite. Mais cela ne l’empêche pas pour autant de le mettre en garde quant aux conséquences de son avidité pour le trésor du dragon : « Le trésor signifiera vraisemblablement votre mort, bien que le dragon ne soit plus ! »69).
Porteur de bonnes nouvelles auprès des Nains avec l’annonce du trépas de Smaug, Roäc prédit donc également la mort de Thorin, qui survient finalement à l’issue de la Bataille des Cinq Armées. De fait, les corbeaux de la Montagne Solitaire apparaissent comme des oiseaux prophétiques. Leur connaissance des événements à venir n’est toutefois que partielle, comme se le laisse entendre dire Bilbo par un Gandalf qui semble en savoir davantage :
Les évènements tirent à leur fin à présent, si je ne me trompe. Vous allez avoir un mauvais moment à passer ; mais gardez courage ! Il se peut que vous vous en tiriez bien. Il y a des nouvelles en gestation que les corbeaux eux-mêmes ne connaissent pas encore70).
Cependant, le mage lui-même ne connaît pas tout de l’avenir puisque, tout comme les corbeaux, il est surpris par le soudain assaut des Orcs et des wargs :
Les corbeaux eux-mêmes ne connurent leur venue qu’à leur débouché dans les terres accidentées qui séparent la Montagne Solitaire des collines suivantes. Ce qu’en connaissait Gandalf, nul ne saurait le dire, mais il est clair qu’il ne s’attendait pas à ce soudain assaut71).
Latent dans le Hobbit, le rôle de Gandalf est approfondi dans les écrits postérieurs de Tolkien. Conseiller d’Irmo, le « maître des visions et des rêves », Olórin est son nom en Aman74). Il est choisi par Manwë, le plus grand des Valar, pour se rendre en Terre du Milieu avec d’autres Mages afin de contrer le pouvoir de Sauron. Mais pour ce faire, les cinq Istari ne peuvent l’affronter directement ou chercher à gouverner les peuples libres par la puissance ou la peur. Tout au contraire, ils ont pour mission de chercher à les unir :
Il fut fait interdiction à leurs émissaires actuels de se révéler en majesté, ou de chercher à influer sur les volontés des Hommes et des Elfes par ostentation de pouvoir ; tout au contraire, ils devaient venir parmi les hommes sous des dehors de faiblesse et d’humilité, avec mission de conseiller et de persuader les Elfes et les Hommes de faire le Bien, et de chercher à unir dans l’amour et la mutuelle compréhension, tous ceux que Sauron, s’il surgissait à nouveau, s’efforcerait de dominer ou de corrompre75).
Conseillant et instruisant les Hommes et les Elfes, le rôle des Mages est donc de raviver en eux la flamme de l’espoir, comme le précise Tolkien dans une lettre de novembre 1954 :
Ils avaient été envoyés à l’origine pour faire : former, conseiller, instruire, réveiller les coeurs et les esprits de ceux que menaçait Sauron pour qu’ils résistent au moyen de leurs propres forces ; et pas seulement de faire le travail à leur place. Ainsi, ils apparaissaient comme des figures de « vieux » sages76).
Or, dans le contexte de la Guerre de l’Anneau, la Bataille des Cinq Armées est l’événement le plus important narré dans le Hobbit après la découverte de l’Anneau Unique77). De fait, Gandalf organise l’expédition d’Erebor afin de priver le Seigneur Ténébreux d’un éventuel allié très puissant dans le dragon Smaug78). À l’instar des corbeaux, il agit pour rétablir la paix et la stabilité dans la région septentrionale de la Terre du Milieu afin de renforcer la résistance à Sauron. Quittant Thorin & Cie à l’orée de Mirkwood pour en chasser le Nécromancien, Roäc et les siens pourraient alors être perçus comme des supplétifs dans l’aide apportée par Gandalf aux Nains dans leur quête pendant son absence.
Cette relation « magique » permettrait de compter les corbeaux de la Montagne Solitaire au rang de ce que L. Sookoo appelle les « oiseaux eschatologiques », tels les aigles ou les mouettes79). Rateliff note d’ailleurs qu’une fois entrés dans l’histoire, ils ont peut-être donné à Tolkien l’idée de réintroduire les aigles lors de la Bataille des Cinq Armées, où leur fonction « eucatastrophique » n’est pas sans évoquer celle qui est la leur durant la Bataille de la Morannon80).
Si dans Le Seigneur des Anneaux, rédigé entre 1938 et la fin 1949, les corbeaux ne sont pas mis en scène (à la différence des aigles et des wargs), leur aspect positif demeure discrètement présent, établissant ainsi une continuité entre les deux livres les plus célèbres de Tolkien. Étudier l’emploi de la figure du corbeau dans les écrits postérieurs au Hobbit nécessite toutefois de consulter les versions originales des textes du légendaire. Si le terme crow désigne une « corneille », il est en effet souvent rendu par le mot générique « corbeau », entretenant dans l’esprit du lectorat francophone une certaine confusion entre ces deux espèces de corvidés.
vec l’insertion de l’aventure de Bilbo dans le légendaire, la figure négative du corbeau disparaît de l’histoire de Beren et Lúthien tandis que les crebain, une espèce de corneilles au service de Saruman, apparaissent dans The Lord of the Rings. C’est la place des corvidés dans le légendaire qui est ainsi repensée par Tolkien : à l’aspect négatif des corneilles s’oppose désormais la figure positive des corbeaux, soulignant l’antagonisme de ces deux espèces dans The Hobbit – ce dont ne rend qu’imparfaitement compte la traduction en français81).
ans The Hobbit, Tolkien distingue subtilement les corneilles des corbeaux par la voix de Roäc, lorsque ce dernier prévient Thorin de l’arrivée au seuil du royaume d’Erebor d’une armée d’Elfes, accompagnée par une nuée de charognards avides de massacre : « Already a host of the elves is on the way, and carrion birds are with them hoping for battle and slaughter »82).
Les corneilles sont en effet au nombre des oiseaux de proie qui suivent l’armée du roi Thranduil dans l’espoir que la guerre ravage de nouveau la région de la Montagne Solitaire :
Bard's messengers found him [Thranduil] now marching with many spearmen and bowmen ; and crows were gathered thick, above him, for they thought that war was awakening again, such as had not been in those parts for a long age83).
Cette appétence à la curée répond aux interrogations de Thorin qui, un peu plus tôt, constatait : « The time has gone for the autumn wanderings ; and these are birds that dwell always in the land; there are starlings and flocks of finches ; and far off there are many carrion birds as if a battle were afoot ! »84).
Et en écho à ces charognards qui s’assemblent « comme si une bataille se préparait », résonne le croassement des corneilles, rappelant le chant morbide des corbeaux du Lai de Leithian : « The birds were gathering. The companies came flying from the South; and the crows that still lived about the Mountain were wheeling and crying unceasingly above »85). De fait, les corneilles sont dépeintes comme de sombres et sinistres oiseaux, le mot ominous convoyant également l’idée de mauvais augures : « Nothing moved in the waste, save the vapour and the water, and every now and again a black and ominous crow »86).
Hantant la Désolation, les corneilles pourraient donc être des sujets du dragon ou, tout du moins, ses auxiliaires s’opposant aux corbeaux qui aident Gandalf dans sa mission. Balin les perçoit ainsi comme des espions au service du mal : « I don't like these dark birds, they look like spies of evil »87). Une description de Smaug semble d’ailleurs converger dans le sens d’un rapprochement entre le terrible ver et cette espèce de corvidés : « Smaug had left his lair in silent stealth, quietly soared into the air, and then floated heavy and slow in the dark like a monstrous crow, down the wind towards the west of the Mountain […] »88).
Ces quelques passages permettent de mieux appréhender la nature des rapports entre les corneilles et les Nains, marquée par une inimitié réciproque que confirment d’ailleurs les propos de Balin, corrigeant un Bilbo qui confond justement corneilles et corbeaux : « Those were crows! And nasty suspicious-looking creatures at that, and rude as well. You must have heard the ugly names they were calling after us. But the ravens are different »89).
À l’image des Nains et des dragons, ennemis héréditaires, ces deux espèces de corvidés s’opposent donc clairement dans The Hobbit. Or, la figure maléfique du corbeau disparaît de la version en prose de l’histoire de Beren et Lúthien telle qu’elle est racontée dans l’Eldanyárë, le « Silmarillion » composé vers 1935-1938. Dans le chapitre « Of Beren and Lúthien » de la Quenta Silmarillion, Tolkien supprime en effet de la scène de l’enterrement du père de Beren la référence au corbeau persifleur des vers 283-285 du Lay of Leithian90), associant le motif du gibet aux charognards :
For his father was already slain, and the carrion-birds arose from the ground as Beren drew near, and sat in the alder-trees, and croaked in mockery91).
Ch. Tolkien introduit cette phrase pratiquement à l’identique dans le chapitre « Of Beren and Lúthien » du Silmarillion (1977), auquel il ajoute une autre scène tirée du Lay of Leithian également modifiée par Tolkien. La référence au corbeau des vers 253-25692) disparaît en effet de la version en prose de l’histoire de Beren et Lúthien, remplacée là encore par la figure du charognard :
Carrion-birds sat thick as leaves upon bare trees beside a mere, and blood dripped from their beaks93).
Ch. Tolkien insère toutefois dans The Silmarillion les vers 2199-2200 du Lay of Leithian dans lesquels le corbeau est cité au côté du loup. Mais au regard des modifications qui viennent d’être relevées, il s’agit vraisemblablement d’une inattention. En effet, si son père met de nouveau en scène le corbeau aux vers 129-13094) et 407-41095) dans le Lay of Leithian révisé en 1950, il abandonne toutefois cette nouvelle version vers 1955 car devenue par trop « chaotique », selon Ch. Tolkien.
Quant à la corneille, si elle disparaît des versions en prose de l’histoire de Beren et Lúthien (au même titre que le corbeau), sa figure maléfique apparaît néanmoins dans le chapitre « Of the Silmarils and the Unrest of the Noldor » du Silmarillion – alors que la traduction parle encore une fois de « corbeau ». Ch. Tolkien y retranscrit presque littéralement un passage des Annals of Aman (v. 1958) où Fëanor compare Morgoth à une corneille prisonnière des rets de Mandos, autrement appelé Námo, le Juge des morts :
Get thee gone from my gate, thou jail-crow of Mandos96) !
Composé peu de temps après la publication du Lord of the Rings (1954-1955), les Annals of Aman reprennent donc la figure négative de la corneille développée dans le magnum opus de Tolkien, notamment à travers les maléfiques crebain.
Un premier indice témoigne de la substitution de la figure négative du corbeau du Lay of Leithian par celle de la corneille dans The Lord of the Rings. Tolkien reprend en effet l’hapax « raven-haunted » du vers 3270 tout en le transformant en « crow-haunted » pour décrire les parois de la montagne Thrihyrne, aux pieds de laquelle se situe le Gouffre de Helm.
En écho à l’inimitié entre les corneilles et les Nains dans le Hobbit, le texte « Durin’s Folk » de l’Appendice A du Lord of the Rings rapporte d’ailleurs comment ces oiseaux charognards dévorent le cadavre dépecé de Thrór au seuil de la Moria – ce dont ne rend pas compte Le Seigneur des Anneaux puisqu’il y est question de « noirs corbeaux » :
Weeping, Nár fled down the Silverlode ; but he looked back once and saw that Orcs had come frome the gate and were hacking up the body [of Thrór] and flinging the pieces to the black crows97).
Une autre traduction prêtant à confusion est celle du surnom « Stormcrow » donné à Gandalf par Théoden à son arrivée à Meduseld98). En effet, il est traduit par « Corbeau de Tempête », alors qu’en toute rigueur il devrait être rendu par « Corneille de Tempête »99) :
Here you come again ! And with you come evils worse than before, as might be expected. Why should I welcome you, Gandalf Stormcrow ? Tell me that100).
Autrement appelé Láthspell « Mauvaise Nouvelle »101) par Gríma Langue-de-Serpent, la figure de la corneille apparaît donc sous un sombre jour dans The Lord of the Rings, comme le laissent entendre les propos de Théoden :
But truth to tell your welcome is doubtful here, Master Gandalf. You have ever been a herald of woe. Troubles follow you like crows, and ever the oftener the worse102).
Loin d’être anodine, la comparaison entre Gandalf et les corneilles permet peut-être à Tolkien de souligner en filigrane les rapports que le mage entretient avec les corbeaux de la Montagne Solitaire dans le Hobbit. En réponse aux propos pleins de fiel et de sarcasme du nervi de Saruman, Gandalf lui répond en effet :
Yet in two ways may a man come with evil tidings. He may be a worker of evil ; or he may be such as leaves well alone, and comes only to bring aid in time of need103).
De fait, à l’image de Roäc conseillant à Thorin de faire le choix de la pitié et de la charité afin d’assurer son salut, la venue du mage en Terre du Milieu a pour objectif d’aider les peuples libres à rallumer l’étincelle du courage enfouie dans leurs cœurs. Loin d’être un « oiseau de mauvais augure », Gandalf est donc tout au contraire un porteur de godspel, c’est-à-dire de « bonne nouvelle », arrivant à Edoras en des temps troublés par la guerre. Répondant à Ingold qui lui demande si le Rohan va venir au secours du Gondor, il ironise d’ailleurs sur le titre que lui a donné Gríma :
Yes, they will come. But they have fought many battles at your back. This road and no road looks towards safety any longer. Be viligant ! But for Gandalf Stormcrow you would have seen a host of foes coming out of Anórien and no Riders of Rohan. And you may yet104).
Ainsi, autant Gandalf apparaît en relation avec les corbeaux de la Montagne Solitaire, autant Saruman est associé aux crebain, ces noires corneilles de grande taille originaires de la forêt de Fangorn et du Pays de Dun qui espionnent pour son compte. Selon M. Burns, cette opposition soulignerait les rapports qu’entretiennent ces mages avec la figure ambivalente d’Odin tout en établissant une ligne de démarcation morale entre les deux105). Ainsi, Gandalf est la version positive de Saruman, « tel qu’il aurait du être » :
Indeed I am Saruman, one might almost say, Saruman as he should have been106).
Liés aux loups qui servent aussi les sombres intérêts du Multicolore, les crebain évoquent d’ailleurs les corbeaux maléfiques du Lai de Leithian. Tolkien reprend en effet le motif du gibet des vers 283-288 de la Geste de Beren et Lúthien et l’associe aux corneilles de Saruman107), comme le rapportent les propos de Théoden :
When you hang from a gibbet at your window for the sport of your own crows I will have peace with you and Orthanc108).
Se nourrissant de la chair des suppliciés pendus aux gibets, les corneilles de Saruman agissent comme les autres charognards qui s’engraissent des cadavres sur les champs de bataille – à l’instar des montures des Nazgûl, les Féroces Ailés, nourris de « viandes affreuses » par le Seigneur Ténébreux. C’est d’ailleurs le Roi-Sorcier lui-même qui est associé aux oiseaux de proie lorsque, durant la Bataille des Champs du Pelennor, Éowyn le qualifie de « Seigneur de la charogne ». En signe de défiance, elle lui donne d’ailleurs le sobriquet de dwimmerlaik « œuvre de nécromancie, spectre », soulignant en filigrane l’opposition entre le seigneur de Minas Morgul109) et Gandalf110).
Se livrant au seuil d’Orthanc à une véritable joute verbale avec Saruman, Théoden oppose sa vénérable voix à la musicalité trompeuse de celle du mage, dont le nom signifie « Homme de talent », mais aussi « Homme rusé » :
Harsh as an old raven's their master's voice sounded in their [the Riders] ears after the music of Saruman111).
En comparant la voix du vieux roi du Rohan à celle d’un corbeau, la première occurrence du terme « raven » dans The Lord of the Rings permet à Tolkien de souligner la justesse et la véracité des paroles de Théoden (à l’instar de celles pleines de sagesse de Roäc et de Gandalf) en opposition aux propos mensongers de Saruman. Cette analogie souligne ainsi l’antagonisme entre le caractère négatif des corneilles et l’aspect positif des corbeaux.
La deuxième occurrence du terme « raven », qui sert à décrire le noir de jais de la couleur des cheveux de Faramir112), permet peut-être de lier les corbeaux à Gandalf. Au-delà de ce motif esthétique et poétique, cette comparaison pourrait être perçue comme un signe discret des rapports qu’entretiennent Faramir et Gandalf. Tenant en grande estime le mage Mithrandir, qui apparaît comme un mentor113), le fils de Denethor est en effet un homme vaillant et vertueux n’aimant le brillant de l’épée que pour ce qu’elle défend. Les qualités de sapientia (« sagesse ») et de fortitudo (« courage »)114) dont il fait preuve durant la Guerre de l’Anneau le rapprochent ainsi du sage et courageux Gandalf. Préférant manier la houe du jardinier à l’épée du guerrier, Faramir aspire à la paix et à la prospérité, à l’instar des corbeaux de la Montagne Solitaire.
De fait, la troisième et dernière occurrence du terme « raven » autorise peut-être à classer les corbeaux au rang des oiseaux bénéfiques au service de l’Ouest, en opposition aux corneilles maléfiques, serviteurs des Ténèbres. Devenu Garde de la Citadelle de Minas Tirith, Pippin reçoit des vêtements de fonction, de couleur noire de jais, dont un casque orné d’ailes de corbeau :
He had a small hauberk, its rings forged of steel, maybe, yet black as jet; and a high-crowned helm with small raven-wings on either side, set with a silver star in the centre of the circlet115).
’étoile d’argent sise au centre du heaume et les ailes de corbeau qui l’encadrent pourraient être perçues comme des représentations du premier couple des Valar. Si dans la culture gondorienne l’étoile symbolise vraisemblablement le Silmaril ceint au front d’Eärendil, les étoiles sont en effet l’œuvre de Varda. Autrement appelée Elbereth, la Dame des Étoiles est l’épouse de Manwë, dont le nom quenya Sulímo signifie « Celui des Vents ». Régnant sur les airs d’Arda et sur tous les oiseaux, les ailes de corbeau sur le heaume des soldats du Gondor seraient donc peut-être un symbole du plus grand des Valar116). Ce dernier indice tendrait ainsi à renforcer l’hypothèse d’une association entre les corbeaux de la Montagne Solitaire et Gandalf, choisi par Manwë pour se rendre en Terre du Milieu.
Sans prétendre à l’exhaustivité, ce relevé des occurrences des termes « crow » et « raven » dans The Lord of the Rings (sans oublier ses brouillons117) ) montre donc comment Tolkien a dû opérer un glissement entre la figure négative du corbeau du Lai de Leithian et celle des crebain afin de ne pas entrer en contradiction avec Bilbo le Hobbit. En guise de conclusion, cette étude s’attardera sur une dernière occurrence du terme « raven » qui apparaît dans le recueil de poèmes des Adventures of Tom Bombadil (1962) - ce dont ne permet pas de se rendre compte encore une fois la traduction en français.
a noirceur du plumage du corbeau est en effet évoquée dans le poème The Sea-Bell, dont la première version (1932 ou 1933) fut publiée dans la revue The Oxford Magazine sous le titre Looney (1934). Ce monologue versifié raconte l’aller et retour sur un bateau magique d’un voyageur sans nom en une terre enchantée située au-delà des mers. Mais ayant accosté, les chants et les musiques s’éteignent et les habitants le fuient où qu’il se rende. Passant de la jeunesse à la vieillesse, le voyageur rentre finalement chez lui :
Weary I lay, as it [the boat] bore me away,
the waves climbing, the seas crossing,
passing old hulls clustered with gulls
and great ships laden with light,
coming to haven, dark as a raven,
silent as snow, deep in the night118).
C’est alors pour se rendre compte qu’il est devenu un étranger dans son propre pays, rencontrant portes closes, routes désertes et hommes sans voix sur son chemin.
S’inscrivant dans une lignée de poèmes comme Ides Ælfscýne et Ofer wídne Gársecg119), The Sea-Bell traite de rêve, de temps et de Faërie, selon V. Flieger120). Beaucoup plus sombre que Looney121), ce poème montre comment le voyage en Faërie peut se transformer en cauchemar et s’avérer source de désespoir pour celui qui s’y aventure, même en rêve. Errant tel un non-mort fantomatique, le voyageur devient incapable de communiquer son expérience. De fait, l’incursion dans l’Autre Monde peut déboucher sur la solitude - à l’instar d’un Frodo qui, de retour dans une Comté à laquelle il ne peut plus appartenir maintenant que « tout est sombre et vide »122), ne peut guérir.
Fictivement écrit dans le Livre Rouge de la Marche de l’Ouest, une main anonyme a d’ailleurs griffonné en tête de ce poème « Frodos Dreme ». Ce titre associe ainsi The Sea-Bell au rêve de Frodo à Creux-de-Crique, qui se termine par son désir de grimper en haut d’une tour blanche pour voir la mer. On peut également le rapprocher du deuxième rêve de Frodo dans la maison de Tom Bombadil où il a la vision d’un lointain pays vert, préfigurant son dernier voyage vers les Terres Immortelles.
De fait, The Sea-Bell répond en écho aux propos que tient Tolkien dans son essai Du conte de fées où il met en garde ses lecteurs contre les risques inhérents à s’aventurer en Faërie, pays qui renferme une part « sombre » et dangereuse :
La Faërie est un territoire périlleux qui réserve des chausse-trappes aux imprudents et des cachots aux téméraires123).
Associée à ce poème tragique, la noirceur du plumage du corbeau évoquée pour décrire le port où accoste le bateau à son retour permet ainsi de souligner les bouleversements que provoquent l’errance du voyageur en Faërie : ce n’est plus un havre, littéralement un refuge, qui l’attend, mais un lieu rempli de silence et d’ombre – autrement dit, un endroit où règne la mort.
Symbole de mort dans le Lai de Leithian et de vie dans Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux, l’emploi du terme « raven » dans The Sea-Bell attesterait donc du maintien de l’ambivalence de la figure du corbeau dans le légendaire. Si la comparaison entre la couleur du havre et la noirceur de son plumage date de l’écriture de Looney, sa conservation dans The Sea-Bell pourrait en effet suggérer que Tolkien ne souhaitait pas gommer totalement la nature ambivalente de cet oiseau mythique – a contrario de sa figure négative qui, elle, disparaît complètement. Le corbeau apparaît donc bien associé à la vie et à la mort.
Dans de nombreux mythes antiques, vie et mort sont ainsi indissolublement liées et relèvent de la troisième fonction de l’idéologie indo-européenne, selon la théorie de G. Dumézil. De fait, donner la vie c’est aussi présider à la mort, le tré-passement ne marquant que le passage d’un état à un autre. La mort n’est donc pas seulement un motif associé aux forces du mal car elle est consubstantielle à la vie même. C’est ce qu’explique V. Ferré dans son étude sur le thème de la mort dans Le Seigneur des Anneaux :
La mort […] se révèle moins univoque qu’elle ne le paraissait : si le mal entretient un lien privilégié avec elle, si elle est synonyme de destruction, elle possède de multiples facettes […]. Elle délivre du Temps et de ses souffrances : elle n’est pas un « ennemi », mais un « don » (bien qu’« amer à recevoir ») du dieu Eru Ilúvatar aux Hommes, en même temps que leur destin. [E]lle va de pair chez les Hommes, à l’origine, avec une profonde liberté d’action et un désir permanent de trouver les « limites du monde »124).
À rebours de l’image négative traditionnellement véhiculée par le folklore, les corbeaux pourraient donc discrètement participer dans le légendaire de ce que Tolkien nomme l’évasion (l’une des propriétés fondamentales de tout (bon) conte de fées), et plus particulièrement de la Grande Évasion : l’Évasion de la Mort.