Cet article a été publié dans l'ouvrage Tolkien, le façonnement d'un monde, volume 1 — Botanique & Astronomie.
Alain Lefèvre — 2011 | |
Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
Cet article a été publié dans l'ouvrage Tolkien, le façonnement d'un monde, volume 1 — Botanique & Astronomie.
e nombreuses plantes « imaginaires » apparaissent dans l’œuvre de J. R. R. Tolkien. Nées de son imagination fertile, à la croisée de ses talents linguistiques et de son intérêt avoué pour la botanique, elles viennent émailler le récit du Conte d’Arda de leur senteur enivrante et de leurs teintes chatoyantes. La Terre du Milieu est ainsi pleine d’arbres merveilleux, d’herbes médicinales et de fleurs féeriques, tous dotés de noms énigmatiques, aux sonorités douces et poétiques. D’un écrit à l’autre, il arrive parfois même que ces plantes étranges — mais jamais complètement étrangères — dévoilent au lecteur une part de leurs mystères, par le biais de descriptions assez précises. Le majestueux mallorn au tronc d’argent et à la frondaison d’or, l’étoile ensoleillée de l’elanor ou les feuilles de l’athelas royale comptent au nombre de ces éléments botaniques qui, sans en perdre pour autant leur nature exceptionnelle, sont relativement bien décrits dans nos sources.
À ces quelques exceptions près, il nous faut cependant convenir que l’évocation d’une plante « elfique » fait, le plus souvent, figure d’hapax. Dans de nombreux cas, nous n’en avons en effet qu’une très brève mention, isolée au détour d’un récit ou d’un poème, et nous n’en entendrons jamais plus parler ensuite… D’aucuns y verront peut-être les limites de l’invention littéraire d’un seul auteur, choisissant une sonorité ad hoc là où il en ressent le besoin sans autre justification ; mais d’autres au contraire suggèreront que ces allusions aussi uniques qu’éparses sont enchâssées dans le texte et lui confèrent profondeur et réalisme.
La fleur de mallos est un tel hapax. Elle n’est mentionnée qu’une seule fois, dans un chant entonné par Legolas1) :
D’argent coulent les flots du Celos et de l’Erui
Dans les prés verts du Lebennin !
Haute y pousse l’herbe. Au vent de l’Océan gris
Les lis blancs de balancent,
Et dansent les clochettes d’or du mallos et de l’alfirin
Dans les prés verts du Lebennin,
Au vent de l’Océan gris.
Cette très brève description du mallos ne nous permet d’en connaître que la forme et la couleur. Son association poétique avec l’alfirin nous paraît cependant digne d’intérêt et c’est sur cette piste que nous proposons de nous aventurer pour tenter d’en découvrir davantage.
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Dans le Seigneur des Anneaux, le terme alfirin n’apparaît aussi qu’en cette seule occasion. Nous retrouvons néanmoins sa trace, plus ou moins directement, dans d’autres textes publiés à titre posthume. Des fleurs d’alfirin poussent ainsi près de la tombe d’Elendil où Cirion conduit Eorl pour prononcer leur serment d’allégeance mutuelle, mais elles sont ici blanches et non pas dorées comme celles du chant de Legolas2) :
(…) ils se trouvèrent sur une vaste aire gazonnée, de forme ovale, non clôturée, avec à un bout un petit monticule où poussaient les blanches fleurs de l’alfirin (…)
Relevant que cette fleur blanche doit être d’une espèce différente de celle évoquée dans le chant de Legolas, Christopher Tolkien, dans son commentaire, la rapproche alors de la simbelmynë et de l’uilos3) :
alfirin : c’est la simbelmynë qui poussait sur les tertres des rois, sous Edoras, et l’uilos que Tuor entrevit dans le ravin aux abords de Gondolin, dans l’Ancien Temps.
Ce sont là les seules occurrences explicites du terme alfirin dans le corpus des textes publiés à ce jour. Notons aussi que ce mot signifie « immortelle » en parler elfique ; il se compose d’un préfixe négatif al- et de l’adjectif firin « mortel »4).
Dans le Seigneur des Anneaux, la simbelmynë est une petite fleur blanche qui pousse sur les tertres funéraires des rois de Rohan5) :
Au pied de la colline ceinte de murs, le chemin passait à l’ombre de nombreux tertres, hauts et verts. Sur leur face ouest, l’herbe était blanche comme de neige poussée par le vent : de petites fleurs y poussaient comme des étoiles innombrables parmi le gazon.
« Regardez ! dit Gandalf. Que ces yeux qui brillent dans l’herbe sont donc beaux! On les appelle “souvenir éternel”, symbelmynë [sic] en cette terre des Hommes, car elles fleurissent en toutes saisons et croissent où reposent les Hommes morts. Voyez ! Nous sommes arrivés aux grands tombeaux où dorment les aïeux de Théoden. »
Son nom populaire est donné comme « souvenir éternel » ou « éternelle pensée » (angl. evermind). Dans le récit de la venue de Tuor à Gondolin, Tolkien évoque encore une « éternelle pensée », toujours blanche et en forme d’étoile, bien que cette fois-ci dénommée uilos en elfique. Elle poussait, comme l’a noté Christopher Tolkien, aux abords des Portes de la cité de Gondolin6) :
Tuor vit sur le talus une plaque d’herbe où fleurissaient, telles des étoiles, les blanches corolles de l’uilos, l’Éternelle-Pensée, qui ne connaît point de saison et jamais ne se fane.
(…)
Lors Elemmakil conduisit Tuor et Voronwë entre leurs rangs silencieux, et ils s’engagèrent sur une longue route blanchoyante, qui menait droit à la Sixième Porte; et comme ils allaient, l’herbe des talus gagnait et parmi les blanches étoiles de l’uilos, s’épanouissaient quantité de menues fleurs telles des prunelles d’or.
Christopher Tolkien commente ce passage en note7) :
Il s’agit des fleurs qui poussaient à foison sur les tertres funéraires des Rois du Rohan, sous Edoras, et que Gandalf nommait dans la langues des Rohirrim (traduite en vieil anglais), simbelmynë, c’est-à-dire « l’Éternelle-Pensée », car « elle fleurissent ou reposent les morts » (…). Le nom elfe, uilos, ne figure que dans ce passage, mais on retrouve le mot dans Amon uilos, le sindarin pour le nom quenya Oiolossë (Toujours-blanche-comme-neige, la montagne de Manwë). Dans « Cirion et Eorl », la fleur porte un autre nom en parler elfe, alfirin.
À ce stade, nous aurions donc une petite plante vivace à fleur blanche, fleurissant tout au long de l’année et poussant sur les talus enherbés et les tertres funéraires, et qui porte trois noms distincts, alfirin (« immortelle »), uilos (« toujours blanche comme neige ») et enfin simbelmynë (« souvenir éternel »8)).
Quelques difficultés surgissent cependant. Ainsi que nous l’avons déjà rappelé à la suite de Christopher Tolkien, cette alfirin blanche à corolle étoilée semble être différente de l’alfirin à clochettes dorées célébrée par Legolas. Dans le même sens, une lettre de Tolkien confirme que l’équation alfirin = simbelmynë n’est pas aussi certaine qu’on voudrait le croire, étant donné que ces deux plantes sont énumérées distinctement parmi d’autres espèces d’arbres et de fleurs : « Les botanistes veulent une description plus précise des mallorn, elanor, niphredil, alfirin, mallos et symbelmynë [sic] »9). Si leurs descriptions peuvent différer, c’est qu’elles ne sont pas interchangeables. Cette lettre reprend à l’évidence les plantes du Seigneur des Anneaux, aussi l’alfirin mentionnée ici ne saurait-elle sans doute être que l’espèce à clochettes d’or, clairement opposée à l’alfirin/uilos/simbelmynë blanche et étoilée…
Dans son guide à l’usage des traducteurs, Tolkien envisage la simbelmynë comme « une variété imaginaire d’anémone, poussant dans l’herbe telle que l’anémone pulsatille ou « fleur de Pâques » (angl. pasque-flower), mais plus petite et blanche comme l’anémone des bois »10). Le terme pasque, dans la dénomination vernaculaire anglaise, dérive du français Pâques et tient à ce que cette fleur est l’une des premières à éclore au printemps. C’est un trait que nous aurons l’occasion de retrouver plus loin dans ce dossier, à propos de la primevère (Primula).
Pulsatilla alpina11)
Ainsi que certains commentateurs l’ont déjà noté12), le terme alfirin « immortelle » n’est pas sans faire penser à une plante réelle dont l’appellation procède d’une étymologie très semblable : l’amarante, dont le nom vient du grec ἀμάρανθος, formé du préfixe privatif a- et de marantos « qui se fane » (du verbe marainein). Le poète anglais John Milton, dans son Paradis perdu, reprend, en la renouvelant dans une optique chrétienne, la tradition antique qui en faisait l’une des plantes de l’Élysée grec13) :
(…) immortelle amarante ! Cette fleur commença jadis à s’épanouir près de l’arbre de vie, dans le paradis terrestre ; mais bientôt après le péché de l’homme elle fut reportée au Ciel, où elle croissait d’abord : là elle croît encore ; elle fleurit en ombrageant la fontaine de vie et les bords du fleuve de la félicité, qui au milieu du Ciel roule son onde d’ambre sur des fleurs élysiennes. Avec ces fleurs d’amarante jamais fanées les esprits élus attachent leur resplendissante chevelure, entrelacée de rayons.
Amaranthus albus14)
Nous aurons l’occasion, plus loin, de revenir sur la nature élyséenne de ces plantes. Cela étant, notons d’ores et déjà que les caractéristiques « immortelles » de l’amarante sont aussi évoquées dans une fable d’Ésope, la Rose et l’Amarante15) :
Une amarante qui avait poussé à côté d’une rose lui dit : « Comme tu es belle ! Tu fais les délices des dieux et des hommes. Je te félicite de ta beauté et de ton parfum. — Moi, répondit la rose, je ne vis que peu de jours, amarante, et même si l’on ne me cueille pas, je me flétris ; mais toi, tu es toujours en fleur et tu restes toujours aussi jeune. » Il vaut mieux durer en se contentant de peu que vivre dans le luxe quelque temps, pour subir ensuite un changement de fortune et même la mort.
Ces caractéristiques typiques furent aussi décrites par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle, ouvrage qui fit longtemps référence en matière d’érudition16) :
Nous sommes sans aucun doute vaincus par l’amarante (amarante passe-velours, celosia cristala. L.) : c’est, à vrai dire, plutôt un épi de pourpre qu’une fleur ; et de fait elle est inodore. Chose merveilleuse, elle se plaît d’être cueillie, et n’en repousse que mieux ! Elle vient au mois d’août, et, dure jusqu’en automne. La palme est à l’amarante d’Alexandrie, que l’on recueille pour la conserver : quand toutes les fleurs ont passé, on la trempe dans l’eau, et, par une propriété singulière, elle revit ; aussi sert-elle à faire les couronnes d’hiver. La qualité spéciale de l’amarante, ainsi appelée parce qu’elle ne se flétrit pas, est indiquée par son nom.
Il ne serait pas impensable que Tolkien ait pu s’intéresser à l’Histoire naturelle de Pline au cours de ses études classiques, ne serait-ce d’abord qu’en raison de ses descriptions des peuplades germaniques, au nombre desquelles comptent notamment les Goths (Gutones).
Comme nous l’indique Pline, les amarantes ont généralement des fleurs pourpres (d’où, d’ailleurs, en français, le qualificatif de « couleur amarante » pour désigner un rouge velouté), même s’il en existe quelques variétés virant vers un brun doré (par ex. Amaranthus flavus ou hypocondriacus). Cependant, on ne peut s’arrêter entièrement à la taxonomie botanique moderne. Dans l’Antiquité, l’application de cette appellation était beaucoup plus variable et l’amarante aussi semble avoir communément désigné une « immortelle » (Helichrysum) dont les fleurs en capitules ont de beaux fleurons jaunes. À nouveau, la description qu’en donne Pline est intéressante17) :
Les bouquets, disposés en rond, et brillant comme l’or aux rayons du soleil, pendent en grappes et ne se flétrissent jamais : aussi en fait-on des couronnes pour les dieux (…).
Pour autant qu’il convienne bien à l’alfirin, le nom vernaculaire « immortelle » est propre au français ; mais cette plante se nomme aussi everlasting en anglais, ce qui n’est pas sans nous rappeler, en surface du moins, l’evermind de Tolkien. Dans l’une de ses lettres, Tolkien relate son plaisir à la lecture d’un ouvrage de botanique et conforte alors cette possibilité18) :
L’alfirin (« immortelle ») serait une immortelle, mais pas séchée ni fine comme du papier : simplement une belle fleur en forme de clochette, déclinée en plusieurs couleurs, mais douces et paisibles.
Helichrysum stoechas
En définitive, ceci achève de distinguer l’alfirin à clochettes dorées de la simbelmynë aux blanches étoiles, cette « éternelle pensée » dont Tolkien disait encore, dans son guide pour traducteurs que nous citions plus haut19) :
Les versions suédoises et danoises omettent toutes deux [dans Evermind « éternelle pensée »] l’élément –mind et produisent ainsi des noms équivalents à « fleur éternelle (angl. everlasting) », mais ce n’est pas là ce dont il s’agit. Bien que cette plante fleurît à toutes les saisons, ses fleurs n’étaient pas des « immortelles ».
Ce sont donc bien, finalement, deux conceptions qui s’opposent : une alfirin solaire qui ne flétrit jamais, fleur élyséenne à la manière de l’amarante ou de l’immortelle, et une alfirin/uilos/simbelmynë vivace, se plaisant à croître sur les tertres et dont l’apparence rappelle l’anémone.
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À la lumière des écrits linguistiques de Tolkien qui ont été publiés, la signification du terme mallos en langue sindarine est relativement transparente. Ce nom se compose vraisemblablement d’un premier élément comparable à malt « or » ou à mallen « jaune doré »20) et d’une terminaison –los à rapprocher du nom loth « inflorescence, un bouquet de petites fleurs »21). Il s’agit donc tout simplement d’une « fleur dorée », sens général que Tolkien lui-même a explicitement confirmé, sans autre commentaire, dans des notes linguistiques postérieures à la publication du Seigneur des Anneaux22).
C’est là un nom purement descriptif, qui, s’il témoigne du caractère résolument visuel de certaines inventions linguistiques de Tolkien, ne nous permet cependant pas, a priori, d’identifier une quelconque plante « réelle ». Peut-être pouvons néanmoins lorgner vers des écrits encore plus anciens, datant d’une époque où la langue qui allait plus tard donner le sindarin relevait encore d’une autre conception et portait le nom de « gnomique ». S’ils en diffèrent quelque peu, des termes très proches de ceux que nous avons évoqués ci-dessus (malon, lost, lôs) se retrouvent dans les lexiques contemporains du Livre des Contes perdus — mais surtout, nous y trouvons mention d’une plante nommée maloglin et définie en anglais par yellow-song, daffodil23). Ce mystérieux « chant ou hymne jaune » pourrait-il être un lointain cousin de notre mallos ? Le terme anglais daffodil, bien qu’il s’avère relativement polysémique, désigne généralement un narcisse ou une jonquille. Là encore, ces termes ne sont pas sans ambiguïté, tant il existe de variétés différentes de narcisses. Dans l’usage commun du terme, la jonquille de nos prés et forêts désigne en fait le « narcisse jaune » (Narcissus pseudo-narcissus), une fleur distincte de la jonquille véritable (Narcissus jonquilla) qui pousse essentiellement dans les régions méditerranéennes. Ces deux fleurs jaunes constitueraient déjà de bonnes candidates, mais l’interprétation littérale du nom composé maloglin « hymne jaune » pointerait peut-être plutôt vers le « narcisse des poètes » (Narcissus poeticus). Ce dernier se trouve avoir la caractéristique remarquable de posséder des fleurs blanches avec une couronne centrale jaune (bordée d’un léger liseré rouge). Aussi n’est-il peut-être pas totalement anodin, maintenant, de relever que la terminaison –los dans mallos serait assez curieuse pour une fleur exclusivement jaune : l’association fréquente avec le terme (g)loss désignant la « neige », nous indique Tolkien, provient de sa ressemblance de forme avec loth « fleur » et ne se rencontre donc, en toute logique, qu’à propos de fleurs blanches24). Quand bien même Tolkien n’aurait opté, dans ses notes tardives, que pour une laconique « fleur dorée », peut-être pouvons nous supposer que le mallos, comme nous l’avons vu précédemment pour l’alfirin, pouvait également être de couleur blanche, ou plus probablement encore, à la manière du narcisse du poète, mêler avec élégance les deux couleurs.
Narcissus poeticus & Narcissus pseudo-narcissus
La piste du daffodil ne s’arrête cependant pas ici. Ce mot dérive du moyen-anglais affodill, affodell, variante d’asphodel25). S’il vint à désigner un narcisse, il caractérisait donc, étymologiquement, les asphodèles, plantes d’une autre famille botanique. Or les asphodèles, tout comme l’amarante, entretenaient dans l’Antiquité un rapport étroit avec le culte des morts.
Au cours des deux « descentes aux Enfers » évoquées dans l’Odyssée, le poète Homère mentionne à trois reprises, en termes parfaitement identiques (κατ᾽ ἀσφοδελὸν λειμῶνα), un étrange « Pré de l’Asphodèle » où demeurent les âmes. Les deux premières occurrences se suivent au chant 11, après qu’Ulysse ait procédé au sacrifice indiqué par Circé pour visiter l’Hadès26) :
Je parlai ainsi, et l’âme de l’Aiakide aux pieds rapides s’éloigna, marchant fièrement sur la prairie d’asphodèle, et joyeuse, parce que je lui avais dit que son fils était illustre par son courage.
(…)
Puis, je vis le grand Oriôn chassant, dans la prairie d’asphodèle, les bêtes fauves qu’il avait tuées autrefois sur les montagnes sauvages, en portant dans ses mains la massue d’airain qui ne se brisait jamais.
La dernière occurrence se rencontre au chant 24, lorsque les âmes des prétendants sont emmenées dans l’Hadès par Hermès27) :
Et elles arrivèrent au cours d’Okéanos et à la Roche Blanche, et elles passèrent la porte de Hèlios et le peuple des Songes, et elles parvinrent promptement à la Prairie d’Asphodèle où habitent les Âmes, images des Morts.
L’étymologie du mot asphodèle est obscure et l’interprétation exacte de la formule homérique fait de surcroît débat28) : « L’asphodèle est en général une plante des lieux arides et caillouteux, très différents de la “prairie humide” que désigne λειμών ». Quoi qu’il en soit, l’association de l’asphodèle avec les paysages infernaux du monde des morts s’est ancrée dans les croyances antiques. Lucien de Samosate, par exemple, en fait la nourriture des âmes mortelles condamnées aux Enfers29) :
On ne trouve ici qu’asphodèle, libations, gâteaux, offrandes funéraires, puis obscurité, nuages, ténèbres ; au ciel, tout est lumineux ; ce n’est qu’ambroisie, qu’abondant nectar (…).
Asphodelus macrocarpus
En parallèle de cette plante mythique qui aurait couvert une lugubre prairie de l’Hadès30), les asphodèles réels comptaient souvent au nombre des fleurs utilisées dans l’Antiquité pour garnir les tombes des morts31) :
L’asphodèle était donc, chez les Grecs, et surtout chez les Égyptiens, une plante sépulcrale comme le lis, le narcisse, la violette, l’amarante et le plantain mystique.
Aimant particulièrement les sols secs et pierreux, ils y poussaient assez naturellement, ainsi que le botaniste Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre le rapporte32) :
Parmi les plantes, la mauve rampante avec ses fleurs rayées de pourpre, et l’asphodèle avec sa longue tige garnie de belles fleurs blanches ou jaunes, se plaisent à croître sur les tertres funèbres. La blanche ne vient guère que dans les parties méridionales de la France et de l’Europe, où de tout temps elle s’harmonise, ainsi que la jaune, avec la mauve.
Dernières des plantes qu’il nous reste à évoquer, les lys du chant de Legolas, qui se balancent au vent près des fleurs dorées de mallos et d’alfirin, sont plus précisément des « lys blancs » (angl. white lilies), c’est-à-dire, probablement, de l’espèce courante Lilium candidum. Fait remarquable, alors que la plupart des autres variétés de lys perdent leur feuillage en hiver, le lys blanc est l’un des seuls à conserver une rosace de feuilles à sa base. Sans être tout à fait impérissable à la façon de l’alfirin ou de l’amarante, nous pouvons suggérer qu’il en possède néanmoins un petit quelque chose, fort modestement, pourrions-nous dire, une quote-part restreinte de leur « immortalité ».
Lilium candidum
Dans la perspective que nous avons développée, les correspondances entre l’amarante et l’asphodèle d’une part, l’alfirin et le mallos de l’autre, ne sont évidemment pas exactes et il serait vain d’y rechercher une identification certaine de l’une ou de l’autre de ces plantes. Cependant leur association poétique semble fonctionner sur un plan semblable. Asphodèle ou amarante, mallos ou alfirin, toutes ces fleurs se prêtent, entre le mythe et la réalité, des traits communs.
Ces rapprochements pourraient être fortuits, ou tout au moins anecdotiques, si l’on ne considérait maintenant, remise en perspective, la place occupée dans le texte par le chant de Legolas qui ouvrait ce dossier. Interrogé sur la traversée du Chemin des Morts, le Nain Gimli se refuse à en donner les détails et c’est alors Legolas qui nous en livre le récit. Son chant vient ponctuer le moment où, accompagnés de l’armée des Morts, Aragorn et ses compagnons sortent enfin des montagnes et traversent les provinces du Gondor en proie à la guerre. La traversée du Chemin des Morts, ainsi que l’a noté Nicolas Liau, s’apparente à une catabase antique et revêt bon nombre des aspects traditionnels d’une descente aux enfers33).
Revenons un instant sur les deux sortes d’alfirin rencontrées dans nos sources : d’un côté celle des tertres funéraires du Rohan et des collines barrant l’accès de Gondolin, préférant donc a priori les sols secs ; et de l’autre, celle des plaines humides entourées des rivières du Lebennin, propre au chant de Legolas. Ce double aspect, d’apparence contradictoire, n’est pas sans rappeler ce que nous disions plus haut du Pré (ou « prairie humide ») de l’Asphodèle homérique et de l’asphodèle véritable qui préfère pourtant les sols rocailleux. Si, comme le présume Christopher Tolkien, nous avons bien affaire, là aussi, à deux plantes distinctes, alors l’alfirin blanche de Rohan et de Gondolin représente évidemment l’espèce la plus « tangible », ancrée dans la réalité de la Terre du Milieu. Se pourrait-il, par conséquent, que l’alfirin dorée du Lebennin, évoquée dans le seul chant de Legolas, puisse relever de l’imaginaire du poète et prendre ainsi, comme en pendant de la catabase homérique, un aspect mythique et élyséen ? Pour Legolas, qui pourtant se targuait, un peu plus tôt, de ne pas craindre l’ombre des Morts, les « prés verts du Lebennin, au vent de l’Océan gris »34) sonnent d’abord comme une promesse de paradis35) :
« Verts sont ces champs dans les chansons de chez moi ; (…) »
Et pourtant, les voilà qui deviennent presque damnation36) :
« (…) mais ils étaient sombres alors ; déserts gris dans les ténèbres devant nous. Et par la vaste plaine, piétinant sans les voir l’herbe et les fleurs, nous pourchassâmes nos ennemis pendant un jour et une nuit jusqu’au moment où nous arrivâmes en fin de compte au grand fleuve.
« Je pensais alors dans mon cœur que nous approchions de la mer ; car les eaux étaient larges dans les terres, et d’innombrables oiseaux de mer criaient sur leurs rives. Hélas pour les plaintes des mouettes ! La Dame [= Galadriel] ne m’avait-elle pas dit de m’en méfier ? Et maintenant je ne puis plus les oublier. »
L’allusion est subtile mais nous paraît sans équivoque — En « piétinant sans les voir l’herbe et les fleurs », les armées en guerre ternissent le souvenir du paysage idyllique évoqué par Legolas dans son chant, démontrant combien est fragile l’image d’un paradis terrestre. Plaine jadis belle et verdoyante, le Lebennin n’est plus ici qu’une triste « désolation grise », un paysage de boue et de cendre privé de vie. Au sortir de la passe montagneuse et souterraine des Morts, nos compagnons n’ont malheureusement pas rejoint, comme ils l’escomptaient sans doute, des terres paisibles sous le soleil. Au contraire, l’enfer marche à leurs côtés et la guerre — la mort aussi — est encore au devant d’eux. Nous n’en ressentons que mieux l’ampleur de la déception qui fut probablement celle de Legolas. C’est à cet instant, précisément, qu’il éprouve le désir de la mer, prenant amèrement conscience du Destin des Elfes lorsque la lassitude du monde les étreint. À eux qui sont immortels en Arda, le souvenir des choses perdues est sans nul doute plus pénible qu’aux Hommes. L’appel de la Mer que ressentent les Elfes est aussi celui des Terres Immortelles de l’Ouest, le chant autrement lancinant de l’Océan Séparateur qui les invite à rejoindre, tant qu’il en est temps, Tol Eressëa, l’Île Solitaire où demeure leur peuple. À l’image d’un Lebennin édénique maintenant terni, se substitue alors celle d’un paradis plus lointain, préservé des guerres et de la convoitise.
Plus tôt, lorsqu’ils empruntent le Chemin des Morts, Aragorn et sa suite croisent les restes d’un squelette devant une porte de pierre37) :
Aragorn (…) se leva et soupira. « Ici ne viendront plus jusqu’à la fin du monde les fleurs de simbelmynë, murmura-t-il. Neuf et sept tertres verts d’herbe y a-t-il et durant toutes les longues années il est resté gisant à la porte qu’il n’avait pu ouvrir. »
Bien que nous soyons au cœur du domaine souterrain des Morts, la simbelmynë — l’alfirin immortelle des tertres royaux — ne peut y pousser. Ces contrées hantées sont l’ancien lieu des cultes sinistres des Hommes de l’Ombre corrompus par Melkor et Sauron38) ; elles sont aussi la résidence des âmes damnées de ces mêmes traîtres qui ont jadis manqué à leur serment envers le Gondor. Les esprits maudits qui y demeurent ne trouveront de repos que lorsqu’ils seront délivrés de leur allégeance par Aragorn. Pareil endroit ne saurait, évidemment, se comparer aux paisibles champs Élysées où reposent les héros et les gens vertueux de la mythologie grecque. Sans vraiment ressembler au Tartare des âmes criminelles, c’est néanmoins une province désolée des Enfers que Tolkien nous donne à entrevoir. Faut-il encore s’étonner, alors, de n’y trouver nulle alfirin ?
Ce thème se retrouve aussi à l’identique, nous semble-t-il, dans le Lai de Leithian, lorsque Beren se décide à quitter Lúthien pour partir seul accomplir sa quête d’un Silmaril39) :
Comme un matin, elle dormait
sur la mousse, le jour n’osait
éclore amer pour cette fleur
ouvrir son heure de malheur.
Beren baise sa chevelure
et pleurant reprend l’aventure.
« Bon Huan, dit-il, veille sur elle !
dans le champ nu, nul asphodèle
dans le buisson aucune rose
au jour son bouton jamais n’ose. (…) »
Le lai joue sur deux tableaux à la fois, en commençant par comparer Lúthien à une fleur. L’amertume du jour naissant est d’abord celle de la séparation des deux amants. Mais quel est ce terrifiant « champ nu » où ni l’asphodèle ni la rose ne peuvent éclore ? C’est évidemment le royaume terrible de Melkor où Beren doit maintenant s’aventurer. La comparaison poétique est ici filée avec adresse : Beren comprend à la fois, en cet instant, que Lúthien ne pourra s’épanouir dans une vie fugitive (telle qu’ils l’ont brièvement envisagée un peu plus tôt) et qu’elle sera en danger mortel s’ils poursuivent ensemble leur quête (craignant, comme il le dit ensuite, que du mal lui soit fait). Au cas où nous en douterions encore, l’objectif de Beren est bien d’éviter à sa compagne de mettre en danger sa vie dans le domaine de Melkor, comme en témoigne le passage où elle réussit malgré tout à le rejoindre40) :
« Trois fois soit mon serment maudit
qui t’a conduite dans la nuit !
Mais où est donc le chien Huan
grâce à qui j’allais confiant
te sachant sauve du danger
pour aux voies de l’Enfer errer. »
Avec la rose et l’asphodèle, nous retrouvons presque un écho de la fable d’Ésope. Peut-être devons-nous comprendre de ce passage que nulle fleur, qu’elle soit mortelle (la rose) ou immortelle (l’asphodèle), ne peut pousser dans les terres infernales du Noir Ennemi. Si l’asphodèle mythique, comme on l’a vu, pousse dans les contrées de l’Hadès grec, il ne peut cependant croître dans le pays sans espoir où règne Melkor en maître, véritable enfer sans retour pour les Hommes mortels comme pour les Elfes immortels.
À l’opposé de ces régions funestes, il se trouve encore quelques contrées épargnées de la Terre du Milieu où perdure le lointain souvenir d’un paradis perdu. Là, alors, s’épanouissent les fleurs élyséennes et survit l’esprit d’une Faërie belle et sauvage. Comme aurait pu l’être le Lebennin idéal chanté par Legolas, le pays fleuri d’Ithilien est l’un de ces lieux rares où transparaît toujours, même amoindrie, l’antique poésie du Conte d’Arda41) :
Ithilien, le jardin du Gondor, maintenant désolé, conservait encore une beauté de dryade échevelée (…) et l’asphodèle et les lis en grand nombre dodelinaient de leur tête à demi ouverte dans l’herbe : une herbe verte et épaisse à côté des mares où les ruisseaux dégoulinants suspendaient dans les creux frais leur course vers l’Anduin.
Baigné par les eaux du grand fleuve Anduin — le Lebennin voisin n’avait pas moins, à lui seul, que cinq de ses affluents — l’Ithilien abandonné vient nous rappeler quel Éden42) pourrait être la Terre du Milieu sans le « marrissement » de Melkor et de Sauron après lui.
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L’amarante et l’asphodèle, qui ont été nos guides dans les pages précédentes, se font aussi remarquer sur l’arbre généalogique de la famille Brandebouc43). Sur les sept enfants de Gorbadoc Brandebouc, trois sont des filles et portent, comme le veut la coutume44), des noms de fleurs : dans l’ordre de leur naissance, Amarante (Amaranth), Asphodèle (Asphodel) et enfin Primula, la mère de Frodon. Après tout ce que nous venons de voir quant à leurs caractéristiques mythiques, il est assez singulier de retrouver nos deux fleurs ainsi, pratiquement côte à côte, auprès de la petite primevère (Primula).
Alors que le nom de la mère de Frodon semble s’être imposé assez tôt à Tolkien, ses travaux préparatoires sur les arbres généalogiques des Hobbits nous indiquent que Gorbadoc n’avait initialement que six descendants, la fille aînée se dénommant à l’époque Bellissima45). Sa cadette Basilissa fut ajoutée par la suite et ces deux noms devaient perdurer sur plusieurs arbres, avant d’être finalement changés en Amarante et Asphodèle46). Il nous paraît plutôt incertain que ces premiers noms aient pu désigner des fleurs, même si la « très belle » Bellissima est aujourd’hui le nom déposé47) d’une pâquerette (Bellis perennis). Basilissa, qui peut signifier « reine » en grec de la koinè, ne correspond à aucune fleur à notre connaissance, sauf à considérer une improbable variété d’orchidée des îles égéennes et de Crète (Ophrys basilissa). Tout semblerait laisser supposer, par conséquent, que Tolkien a révisé ces deux prénoms pour les remplacer par des termes floraux, davantage ancrés dans la tradition hobbite — et il est alors assez intrigant, comme on l’a dit, qu’il ait songé simultanément à ces deux fleurs-là, sinon en ayant pleinement connaissance de leur association poétique et mythologique !
Les primevères peuvent être de différentes couleurs, mais les plus communes dans nos prés et jardins sont jaunes, comme le mallos et l’alfirin du chant de Legolas. Au demeurant, la primevère ne dépareille pas totalement à côté de l’asphodèle, si l’on se souvient que le « coucou » est à la fois le nom vernaculaire communément donné à la primevère sauvage (Primula veris) et — quoique plutôt comme « fleur de coucou » — au narcisse jaune (Narcissus pseudo-narcissus) dont nous avons déjà parlé dans notre étude du mallos. La primevère a cependant ses caractéristiques propres. C’est l’une des premières fleurs du printemps, comme son étymologie latine le signifie d’ailleurs (primo vere « au début du printemps »). Elle nous paraît évoquer la jeunesse et la fraîcheur, au renouveau des saisons — et peut-être la jeune Primula, dernière née des enfants de Gorbadoc et Mirabelle Brandebouc, avait-elle après tout quelques-uns des caractères de la fleur dont elle porte le nom ?
Toute printanière qu’elle soit, la primevère ne possède cependant pas le caractère « immortel » de l’asphodèle et de l’amarante — C’est un destin plus funeste que devait rencontrer Primula, en se noyant avec son époux Drogon tandis qu’ils allaient en barque sur les eaux du Brandevin. Après tout ce que nous avons dit du pays d’Hadès et de ses fleurs légendaires, ne pouvons-nous songer à la barque de Charon qui faisait traverser aux morts les fleuves des Enfers ? Ce serait sans doute aller bien trop loin, comme Hamfast l’Ancien ne manquerait pas de nous le rappeler, un sourire en coin48) :
« Les bateaux, c’est déjà assez ficelle pour ceux qui restent assis tranquilles sans aller chercher plus loin la cause des ennuis. »
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C’est sans certitude aucune, au début, que nous avons suivi le mallos et l’alfirin, en nous laissant seulement, pour ainsi dire, mener par leur fragrance. Des champs élyséens se sont peut-être dessinés en chemin, touchés par la grâce, mais c’est toujours sans certitude que nous devrons quitter ce dossier, pour des raisons que Tolkien en personne connaissait bien49) :
Je n’ai rien vu [dans cette flore] qui rappelle immédiatement les niphredil, elanor et alfirin : mais cela, je crois, parce que ces fleurs imaginaires sont éclairées par une lumière que l’on ne pourrait voir dans une plante vivante, et que l’on ne peut saisir par le dessin.
Vains, alors, tous nos dessins fleuris d’asphodèles et d’amarantes ? Encore que… Au pays bienheureux où s’en vont les Elfes, un peu de cette lumière si particulière brille encore dans leur chevelure50) :
Ils passent et disparaissent en une brise soudaine,
Une vague d’herbe qui se courbe et nous oublions
Leurs voix tendres comme des cloches, secouées par le vent,
Des fleurs, leurs cheveux luisant comme des asphodèles dorés.
Tel un songe qui s’efface, un rêve éthéré des Îles des Bienheureux (μακάρων νῆσοι)51) où soufflent les vents paisibles de l’oubli…
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Récapitulatif des plantes réelles ou imaginaires étudiées dans ce dossier